Il est partout auraient constaté avec dégoût quelques nostalgiques d’une certaine époque, celle tombée dans les oubliettes de l’Histoire quand les lettres roussillonnaises brillaient à la capitale en la personne d’un certain Robert B. Joann Sfar, en cette rentrée littéraire 2018, est omniprésent. Mais qui peut s’en plaindre tant ses livres et BD sont de qualité, intelligents et distrayants. Un roman « Modèle vivant », le tome 8 de sa série vedette « Le chat du Rabbin », sans oublier le fantastique album « Aspirine » sorti en juin dernier. Sans oublier l’adaptation en cours de Petit vampire en série animée et son investissement dans la toute nouvelle « Ligue des auteurs professionnels », structure pour défendre le statut des auteurs mise à mal par les dernières mesures du ministère de la Culture (dirigé par une éditrice, le paradoxe...). Bref du Sfar en stock pour notre plus grand plaisir.

Dans « Modèle vivant », il revient longuement sur ses années aux beaux-arts. Quand il assistait aux cours de Jean-François Debord. Ce prof qui refusait de parler de « dessin anatomique » mais de « morphologie ». Un homme qui a compté dans sa formation, dont il regrette la disparition dans les équipes d’enseignement d’homme de cette stature. Il se souvient qu’à l’époque, «nous, les petits daims qui aimions plus que tout dessiner un visage, (...) on était vraiment ultraminoritaires ». Aujourd’hui Sfar dessine toujours au quotidien avec des modèles vivants. Il donne dans le roman le nom des jeunes femmes qui posent pour « interpréter » Zlabya, la femme du fils du Rabbin. Et de faire la comparaison entre femme, caresses, chat et dessinateur : « Je dis chat, entendez dessinateur ; j’évoque ce réconfort du dessin, au moment où l’on ressent la caresse de son modèle, même s’il est loin ou mort : on l’aime en son absence. » Il parle de lui, un peu de l’actualité, des femmes et de ses névroses de l’enfance. De l’autobio avec sans doute un embryon d’autofiction. Excellent, comme ses BD, lues par 80 % de femmes (information tirée de « Modèle vivant »).

Le nouveau chat du Rabbin devrait leur plaire vu qu’elles ont le premier rôle. Il y a Aline, catholique, blonde aux yeux bleus qui veut se convertir au judaïsme par amour de son fiancé Roger. Le fils du Rabbin refuse. Alors c’est Zlabya, sa femme, qui accepte de lui donner des cours. C’est une experte. Quand Aline lui demande si elle sera « capable de m’inculquer le mode de vie d’un primitif comme lui ? », la réponse fuse : « Disons que j’en ai un à la maison ». Deux femmes, trop simple pour Joann Sfar qui y rajoute un beau grain de sel, exactement un « petit panier aux amandes », pâtisserie oranaise, traduction littérale du prénom de Knidelette. Elle va tout faire pour ravir Roger à Aline. Dans cet imbroglio, le chat du Rabbin va régulièrement mettre son grain de sel, ne récoltant que coups et blessures. Mais il a l’habitude : les Humains n’aiment pas la vérité...
Deux bandes dessinées
Le panorama des activités éditoriales de Joann Sfar ne serait pas complet si l’on ne parlait d’Aspirine, adolescente en pleine crise depuis 300 ans. Aspirine est une vampire qui traîne ses cheveux rouges dans un Paris qu’elle déteste de plus en plus. Elle vit avec sa sœur, Josacine, 23 ans, elle aussi vampire depuis 300 ans. Régulièrement elle se suicide en sautant dans la Seine du pont des arts. En vain : elle est immortelle. Son ennui va voler en éclat quand elle rencontre Ydgor, étudiant en philosophie comme elle et passionné de fantastique. Comme tout ado attardé, il rêve que quelque chose de véritablement magique arrive dans sa vie. La découverte de cette vampire sur les nerfs va lui permettre de s’affirmer en devenant son serviteur. Un beau ménage à trois, avec du sang, des beaux mecs massacrés, des gros cons massacrés, des professeurs pédants massacrés et un monstre issu de l’univers de Cthulhu.
« Modèle vivant » de Joann Sfar, Albin Michel, 18 €
« Le chat du Rabbin » (tome 8), Dargaud, 13,99 €
« Aspirine » (tome 1), Rue de Sèvres, 16 €
Elles se rêvaient toutes les deux comédiennes. Mona (Leïla Bekhti), travailleuse stagne, Sam (Zita Hanrot) dilettante, plus jeune, rencontre le succès. Mona, acculée financièrement, trouve refuge chez Sam, sa petite sœur. Cette dernière, mariée, mère d’un enfant qu’elle adore, a de grosses difficultés sur le tournage d’un film exigeant. Alors Mona se transforme en répétitrice puis assistante, guidant Sam. Malgré tout elle craque et disparaît.
Premier film des frères Rénier, ce faux thriller permet aux deux comédiennes de briller. Par contre le scénario, convenu et prévisible, laisse un peu le spectateur sur sa faim.
➤ « Carnivores », AB Vidéo, 14,99 € le DVD, 19,99 € le blu-ray
Près de Montpellier, Luna (Lætitia Clément) fait partie de ces milliers d’adolescentes qui se cherchent. Elle vient de décrocher son CAP en horticulture en bossant en alternance chez un maraîcher. Côté cœur elle croit vivre le grand amour avec Ruben. Mais quand elle se retrouve enceinte et qu’elle décide d’avorter, il se défile. Pourtant elle lui a offert pour son anniversaire un chiot. Anniversaire qu’ils fêtent avec leur bande dans un entrepôt abandonné.
Ce soir-là, ils surprennent Alex (Rod Paradot), un grapheur. Alcool aidant ils le chahutent, jusqu’à l’agresser sexuellement avec une bouteille de bière vide. Luna, saoule, inconsciente de l’horreur de la situation, rit à gorge déployée. Un rire qui restera longtemps dans la mémoire d’Alex. Ce premier film d’Elsa Diringer saisit un instantané de la jeunesse actuelle. Avec ses doutes, ses excès et ses tristes effets de meute. Une première partie dure, violente, qui bascule quand Alex est embauché dans la même exploitation que Luna. Va-t-il la reconnaître ? Peut-il lui pardonner ?
Tragédie sociale, filmée au plus près de la jeunesse, l’histoire de Luna est tout sauf une carte postale du sud riant et ensoleillé. Même s’il y a quelques scènes lumineuses, rendant solaire la jeune Luna.
➤ « Luna », Pyramide Vidéo, 19,90 €
LE FILM DE LA SEMAINE. Jeunes à la dérive dans Marseille.
Zachary et Shéhérazade sont mineurs. 17 et 16 ans. Ils vivent à Marseille et comme beaucoup de jeunes partout dans le monde, ils tombent amoureux. L’histoire aurait pu s’arrêter là, voire combler 38 épisodes de « Plus belle la vie ». Mais leur vie, à eux, n’a rien de belle. Au contraire. Zachary (Dylan Robert) sort de prison. Il croise Shéhérazade (Kenza Foretas) sur le trottoir du quartier de la Rotonde.
Le trottoir, son lieu de travail. Encore gamine, en rupture totale, elle se prostitue et cohabite dans une simple chambre miteuse avec un trans, lui-même « travailleur du sexe ». Les premiers échanges entre le deux Roméo et Juliette sont pourtant houleux. Il ne voit en elle que la « pute ». Elle profite d’un moment d’inattention pour lui dérober un savon de résine de cannabis.
■ Cinéma vérité
C’est après qu’ils vont se trouver des points communs (enfance en foyer, déscolarisation, parents démissionnaires...). Et l’envie de s’en sortir avec leurs armes. Le sexe pour Shéhérazade, la violence pour Zachary. Film âpre, presque documentaire, « Shéhérazade », première réalisation de Jean-Bernard Marlin est à ranger dans la catégorie des films naturalistes. Le réalisateur s’est immergé dans le milieu de la nuit de Marseille avant d’écrire son histoire.
Et ses acteurs sont tous des amateurs, ayant parfois vécu en partie les errements de leurs personnages. Un cinéma-vérité, parfois brouillon, toujours juste et émouvant. Avec de réels moments de bravoure ou de grâce. Pas un film anodin, si loin des clichés divulgués par la téléréalité ou les chaînes d’info en continu.
➤ « Shéhérazade », drame de Jean-Bernard Marlin (France, 1 h 49) avec Dylan Robert, Kenza Fortas, Idir Azougli
Le narrateur a pour nom Peter Seurg. Il est prof de droit à l’université. Seurg, Ségur. La passerelle est évidente. Le romancier catalan a-t-il cédé aux sirènes de l’autofiction ? Dans un sens, oui, mais il va beaucoup plus loin. Il se met en scène, corps physique fatigué, mais surtout esprit bouillonnant, avide de découvertes nouvelles loin d’un monde du réel qui le désespère de plus en plus.
Dans la première partie, le prof, vivant retiré dans une masure dans la montagne catalane, constate avec amertume : «Nous étions quelques-uns encore auxquels on avait appris l’orthographe, le goût des livres, de la pensée, de la culture construite, du latin, du grec, et maintenant non seulement on nous expliquait que cela ne servait plus à rien, mais que nous étions devenus des fantômes qui se cherchaient entre eux dans les décombres invisibles aux nouveaux venus qui, à présent, menaient la ronde et joyeusement y dansaient. » Première partie clairement pessimiste. De quoi filer le bourdon à toute personne se targuant d’être un tant soi peu instruit, voire intello.
Dualité
Alors que Seurg rejette de plus en plus sa vie mesurée de bourgeois universitaire, lors d’une expérience dans une fête de Burners près de Barcelone, une inconnue lui remet un texte intitulé « L’appel du Chien Rouge ».
Il se reconnaît comme s’il l’avait écrit. « Sur le tard, il avait réussi à publier des romans. Le Chien Rouge avait poussé son premier hurlement de liberté. Puis la bataille avait repris avec rage. L’homme contre l’animal, l’universitaire contre l’artiste, le bourgeois contre l’insurgé. » Qui va gagner ? A vous de faire votre idée avec une dernière partie où l’auteur, particulièrement en verve, pousse l’imaginaire loin, très loin.
Comme dans cette scène. Il se retrouve dans un amphithéâtre bondé d’étudiants en révolte. Seurg va en chaire et annonce à tous qu’il va leur faire passer l’oral. Avec un argument convaincant : un « SigSauer P226, calibre neuf millimètres » en main. Protestation d’un « colosse barbu». «Le savoir est sur internet maintenant. Le cours magistral, l’autorité du prof, c’est fini! » Et que fit Seurg d’après vous ? « Je l’abattis d’une balle dans la tête ». S’il y a des étudiants d’un certain Philippe Ségur qui lisent ces lignes, à l’avenir, méfiez-vous.
« Le chien rouge » de Philippe Ségur, Buchet-Chastel, 17 €
A la mort de son père, Moshin, Lydia découvre une lettre posthume. Ce père, immigré algérien, qu’elle a tant aimé, respecté, se traite de « misérable et de fou » ayant une mort sur la conscience. Ce premier roman de Bertille Dutheil a parfois des airs de polar. La jeune femme mène l’enquête pour découvrir la réalité de cette infamie dont s’accuse Moshin. Au gré des témoignages composant ce texte fort, on recule dans le passé, jusque dans ces années 60 où Moshin, avec d’autres familles vivait dans une maison communautaire. Sur les photos retrouvées dans les affaires du mort, Lydia repère une fillette. Une certaine Hind. La première fille de Moshin ?
Entre introspection personnelle, plongée dans les banlieues ouvrières parisiennes d’antan et histoire de l’immigration, « Le fou de Hind » surprend et interpelle le lecteur.
➤ « Le fou de Hind » de Bertille Dutheil, Belfond, 18 €.

Geoffroy Monde ne semble pas aimer se reposer sur ses lauriers. Ce jeune auteur a débuté sur le net en signant des dessins d’humour. Il a transformé l’essai avec des histoires courtes absurdes, croquant les idioties de la vie moderne. Cela a donné « De rien » publié chez Delcourt. On aurait pu croire qu’il persiste dans cette voie, mais le jeune auteur devait se sentir un peu à l’étroit dans ces décors minimalistes. Il a donc convaincu un éditeur de lui donner sa chance dans le dessin fantastique ambitieux. Avec raison quand on voit le résultat dans le premier tome des aventures de Poussière. Dans un monde imaginaire, les humains se battent presque au quotidien contre des cyclopes gigantesques. Une fois tués, les prêtres de la communauté les ressuscitent. Et le combat reprend. Mais à chaque bataille, les cyclopes sont plus forts, plus déterminés et les pertes parmi les troupes humaines augmentent. Poussière, jeune femme décidée, a la garde de jeunes jumeaux. Ils ont la faculté de voir par anticipation les attaques des cyclopes. Une arme dans cette guerre sans fin. Le lecteur, dans les premières pages est un peu perdu dans ces décors totalement imaginaires, où les couleurs sont toujours étonnantes. Du grand art, avec parfois de grandes cases qui seraient du plus bel effet dans une galerie d’art.
« Poussière » (tome 1), Delcourt, 15,50 €
L’Élysée peut-il être une marque commerciale comme Panzani ou Nike ? La question se pose depuis le lancement la semaine dernière des objets signés présidence de la République. Si l’on se demandait à quel moment Emmanuel Macron se démarquerait carrément de ses prédécesseurs, on a la réponse. Il est devenu un président à part dès qu’on a mis en vente un mug à son effigie ou ce T-shirt blanc à 55 € avec la simple mention «Croquignolesque ». Il existe aussi des sacs « Première dame » et des albums à colorier avec le couple présidentiel en train de promener son chien.
Le plus étonnant reste le modèle « Champion du monde » censé célébrer la victoire des footballeurs tricolores. Le dessin ne représente pas la coupe ou les joueurs mais la silhouette de Macron, exultant, le point levé, attitude tirée de sa réaction en direct au premier but français.
Passons sur les procès de culte de la personnalité. N’oublions pas que le plus jeune président élu n’avait pas de parti derrière lui. Juste sa personne, son programme et quelques ralliements disparates de droite comme de gauche. S’il a gagné, c’est uniquement sur sa propre image. Logique donc de continuer le quinquennat sur la lancée.
Le véritable scandale a été révélé la semaine dernière dans l’émission « Quotidien ». D’après des fuites d’un dossier d’instruction, le responsable de la boutique en ligne de vente des produits dérivés de l’Élysée n’était autre qu’un certain Alexandre Benalla. Le faux policier et vrai nervi énervé avait aussi des envies de commerce. Il ne lui reste plus qu’à faire imprimer « Petit marquis » (petit nom qu’il a donné à Philippe Bas, président de la commission d’enquête sénatoriale) sur son gilet pare-balles et l’enfiler pour se rendre à son audition ce mercredi.
(Chronique parue en dernière page de l’Indépendant du 17 septembre 2018)
La misère sexuelle des agriculteurs. On a beaucoup écrit sur le sujet et une chaîne de télévision en a même fait une émission très rentable. Mais dans « Didier, la 5e roue du tracteur », Rabaté (scénario) et Ravard (dessin) racontent surtout l’amour à la ferme. Ces coups de foudre improbables entre traite matinale des vaches et soirée télé soporifique. Didier, 45 ans, en net surpoids, adepte de la bibine et souffrant de cruelles crises d’hémorroïdes (la poésie de la campagne) exploite sa ferme avec sa sœur, Soizic, un peu plus jeune, responsable et active. Deux cœurs solitaires. Si elle se contente de travailler tentant d’oublier sa vie sexuelle mise sous l’éteignoir, lui voudrait absolument tenir une femme dans ses bras. Pour la vie. Ou au moins une fois...

Avec l’aide d’un voisin ruiné qui a trouvé refuge dans leur ferme, il s’inscrit sur un site de rencontre. « Coquinette » répond. Le début des ennuis. On pourrait se moquer de ces paysans, l’obèse, le moche aux oreilles décollées et la vilaine au gros nez. Mais rapidement on se prend d’affection pour eux, on découvre qu’ils ont beaucoup de cœur et de tendresse. Et pas que pour leurs vaches. Un petit bijou de sensibilité qui sent bon le foin coupé, le lait fraîchement tiré et le purin. La vie, quoi !
« Didier, la 5e roue du tracteur », Futuropolis, 17 €
L’univers de Stephan Wul continue d’inspirer Olivier Vatine. Après plusieurs titres dans la collection dédiée de chez Ankama, il poursuit l’exploration des mondes imaginés par cet auteur de SF français des années 50 avec l’adaptation de « La mort vivante », roman paru en 1958 dans la célèbre collection Anticipation de Fleuve Noir.

Fidèle au texte d’origine, Vatine s’est occupé du story-board, Varanda signant les dessins. Deux dessinateurs talentueux pour un album qui se déguste en couleur ou en noir et blanc dans une luxueuse édition. Dans un avenir post-apocalyptique, un jeune chercheur est contacté par une femme retirée dans un château au sommet des Pyrénées pour cloner sa fille, morte à 10 ans. Un remake de Frankenstein, notamment pour le résultat, la fillette se transformant en monstre engloutissant toute vie autour d’elle. Une histoire et un album visionnaire, ambitieux et beau. La première réalisation de Comix Buro (société imaginée par Vatine et qui devient une véritable maison d’édition) pour Glénat est une pure merveille.
« La morte vivante », Comix Buro & Glénat, 15,50 € (29,50 € la version luxe en noir et blanc)