jeudi 22 août 2024

Cinéma - “La mélancolie”, cause d’un deuil impossible


Mariée avec Fuminori (Kentaro Tamura) qui a un enfant d’un premier mariage, Watako (Mugi Kadowaki), bien que très réservée, est très heureuse depuis un an. Depuis qu’elle entretient une relation cachée avec Kimura (Shôta Sometani), lui aussi marié. Ils se voient chaque jeudi.

Au début du film, ils passent une journée dans un camping de luxe. Loin de la ville pour ne pas prendre le risque d’être vus ensemble. Le soir, ils se séparent, chacun rentrant chez lui, auprès de sa « moitié ». Sauf que Kimura se fait renverser par une voiture dans la rue et meurt deux jours plus tard. La mélancolie, film profond et quasi métaphysique de Takuya Katô raconte en réalité ce deuil impossible qui frappe la maîtresse. Pour Watako, c’est toute sa vie qui s’écroule du jour au lendemain. Mais elle doit continuer de faire semblant. Comme si l’amant était toujours là…

Forcément ce n’est pas sans conséquence pour la santé mentale de la jeune femme. Au point que Fuminori a des soupçons. Une partie vaudevillesque par chance assez rapidement évacuée par le réalisateur. Il est vrai que s’il est avant tout auteur de théâtre, ce n’est pas son style de prédilection. Bien au contraire, il fait dans le cérébral, réfléchi et très symbolique.

Le film, lent pour certains, intense pour d’autres, repose beaucoup sur le jeu de Mugi Kadowaki. La comédienne, déjà vue dans Aristocrats, malgré un jeu tout en retenue, parvient à faire comprendre au spectateur la tempête intérieure qui sape les bases de tout ce qui a fait sa vie jusqu’alors. Il est si facile de passer de la mélancolie à la culpabilité et terminer par le désespoir.

 Film japonais de Takuya Katô avec Mugi Kadowaki, Kentaro Tamura, Shôta Sometani 

mercredi 21 août 2024

Rentrée littéraire - Le Havre, ville grise de Maylis de Kerangal


Récit du souvenir, de l’abandon de l’enfance puis de la maturité, Jour de ressac de Maylis de Kerangal, sous couvert d’une pseudo-enquête policière, explore les indices oubliés dans les recoins de notre mémoire. Pour la narratrice, doubleuse de films, ses premières années sont associées à la ville du Havre.

Après ses études, elle a fondé une famille à Paris, coupé tout contact avec la cité détruite à la fin de la seconde guerre mondiale. Elle est cependant contrainte d’y retourner, convoquée par la police « pour vous entendre dans le cadre d’une affaire vous concernant ». Énigmatique, ce rendez-vous va pousser la jeune femme dans ses derniers retranchements.

Un homme, assassiné, a été retrouvé en bord de mer. Rien pour l’identifier. Juste un papier avec son numéro de téléphone griffonné dessus. Ce texte, foisonnant, au style si riche, typique de cette romancière souvent primée, est peuplé des souvenirs de l’ancienne havraise. Quand elle faisait un exposé avec une copine sur les rescapés du bombardement, son premier amour avec un marin, disparu à la fin de l’été du côté du Canada, ses déambulations le long des quais, rêvant d’ailleurs, d’une vie différente.

Le portrait d’une femme actuelle et d’une ville grise depuis sa renaissance.
« Jour de Ressac » de Maylis de Kerangal, Verticales, 250 pages, 21 €

Rentrée littéraire – Gertrude Bell, bâtisseuse d’empire


Splendide portrait de femme, Mesopotamia fait partie des premiers romans de la rentrée littéraire française à débarquer chez les libraires. Un des meilleurs aussi tant Olivier Guez a su donner un cachet exceptionnel à la vie de Gertrude Bell, Anglaise qui a cassé les codes de la diplomatie au début du XXe siècle. Cette passionnée d’Histoire et d’archéologie, au lieu de passer son existence à profiter oisivement de la fortune de sa famille de grands industriels, s’est mise au service de l’empire britannique pour tenter d’améliorer son influence au Moyen-Orient.

Contre l’avis de beaucoup d’hommes, notamment les militaires (excepté Lawrence d’Arabie), elle a documenté les sociétés arabes de la région entre le Tigre et l’Euphrate. De Damas à Bagdad, elle a longuement vécu dans ces régions, enveloppée des senteurs de jasmin et de lauriers roses, avec pour seul compagnon un rossignol.

Une femme célibataire et solitaire qui à force d’écoute et d’arguments est parvenue à mettre en place un semblant de paix en 1918 après la victoire contre l’empire Ottoman, allié des Allemands. Finalement elle sera la cheville ouvrière de la création de ce nouveau pays, union improbable de chiites et de sunnites, le futur Irak.

La vie d’une femme exceptionnelle, le roman d’une région essentielle depuis la découverte d’immenses réserves de pétrole.
« Mesopotamia » d’Olivier Guez, Grasset, 416 pages, 23 €

BD - Fière Écosse qui résiste aux Romains


Si les Romains ont conquis toute la Gaule (excepté un petit village…), il est d’autres parties de l’Europe qui ont toujours résisté au rouleau compresseur des légions. Loin de la caricature, le premier tome de Caledonia, écrit par Corbeyran et dessiné par Despujol, raconte comment des tribus celtes, essentiellement mues par une farouche volonté de liberté, harcèle les soldats de Rome au point de faire paniquer ces soldats d’élite.


Lucius, le commandant en chef de la IXe légion refuse d’ordonner la retraite. à l’abri dans un fortin, il continue de lancer des expéditions et malgré les lourdes pertes parvient à capturer Leta, la fille du chef Galam. L’album, en plus de combats au corps à corps sanglants et acharnés, véritable prouesse du dessinateur, raconte le travail psychologique de Lucius pour tenter de gagner la confiance de sa prisonnière. Mais c’est mal connaître les Écossaises.

Leta va elle aussi manipuler l’officier de l’armée des envahisseurs et faire appel à des alliés peu communs.

L’irruption du fantastique dans cette chronique historique donne une occasion supplémentaire à Emmanuel Despujol d’exposer avec bonheur son extraordinaire talent.
« Caledonia » (tome 1), Soleil, 56 pages, 15,50 €

mardi 20 août 2024

Polar historique - Secrets du Kenya


Déjà le 13e tome de la série de Rhys Bowen sur les aventures de Georgie, jeune Anglaise bombardée espionne pour la Reine dans l’entre-deux-guerres. Une héroïne aristocrate, pleine de bonnes manières, un peu déconnectée de la vraie vie mais charmante et astucieuse. En plus de ses aventures, la romancière, une Américaine, feuilletonne sur sa vie sentimentale.

Après bien des tergiversations Georgie a accepté de se marier avec Darcy. Le jeune couple est en pleine lune de miel. Et comme Darcy est lui aussi sollicité par les services secrets, il accepte de se rendre au Kenya avec Georgia. Officiellement c’est leur voyage de noces, officieusement Darcy est sur la piste d’un voleur de pierres précieuses et Georgie a pour mission d’empêcher le mariage du prince de Galles avec une Américaine séduisante, mais roturière et divorcée !

Sur cette trame policière classique, Rhys Bowen fait une présentation au vitriol du milieu des colons anglais installés au Kenya. Débauche, arrogance, racisme… Le spectacle est peu réjouissant et Georgia a toutes les difficultés pour ne pas prendre ses jambes à son cou. D’autant que les vastes propriétés sont régulièrement visitées par des éléphants, des léopards ou des fourmis mangeuses d’hommes.
« Amour et mort parmi les léopards », Robert Laffont, 360 pages, 14,90 €

BD – Le lieutenant Bertillon en action


Dans la catégorie des enquêteurs de BD, il y a les classiques et efficaces (Ric Hochet, Lefranc…) et les décalés mais tout aussi efficaces (Jérôme K. Jérôme, Nestor Burma…) Le lieutenant Bertillon est entre les deux.

Policier en délicatesse avec sa hiérarchie, il se pose beaucoup de questions et ne se contente jamais des premières réponses. Surtout, il est à l’écoute et cache beaucoup d’humanité sous une dégaine qui ne paie pas de mine. Imaginé par Cyrille Pomès (scénario et dessin) et Carine Barth (scénario), sa première enquête le mène dans un parc d’attractions.

Des forains, attachés à leur liberté, peu satisfaits de voir la police débarquer pour une simple caravane brûlée. Mais Dylan, son occupant, est mort brûlé vif. Il ne reste que les os. C’est un accident ! Tous l’affirment, même son père Joshua et sa fiancée Wanda. Dans une ambiance très suspicieuse, Bertillon, flanqué d’une chèvre ventouse, va tenter de faire parler quelques indices et les moins obtus de cette communauté très refermée sur elle-même.


Une nouvelle série, particulièrement aboutie, avec les dessins de Cyrille Pomès alliant mouvement et poésie. Un lieutenant que l’on devrait retrouver en fin d’année dans sa seconde enquête qui le mènera dans le grand Nord.
« Lieutenant Bertillon » (tome 1), Dupuis, 80 pages, 16,50 €


lundi 19 août 2024

Récit – Un journaliste au cœur des cartels


Si le métier de journaliste d’investigation vous tente ou vous intrigue, plongez-vous dans le livre de Thierry Gaytàn intitulé Cartels, gangs et guérillas. En gros tout ce que ce reporter d’exception a rencontré au cours de sa carrière. Sa famille étant d’origine colombienne (père et mère déjà journalistes, essentiellement à la radio et à la télévision), c’est dans ce pays qu’il a signé ses premiers documentaires chocs.

S’il s’est rodé au métier en couvrant le Tour de France, il a frappé un grand coup en plongeant dès 1982 dans l’univers secret des narcos. C’est le titre du premier grand chapitre de ce livre où Thierry Gaytàn retrace, à la première personne, les coulisses du tournage d’un film sur cette mafia si puissante. À Medellin, il a l’occasion de filmer tout le procédé de transformation de la feuille de coca en poudre blanche qui va inonder les marchés occidentaux.

C’est souvent palpitant car le jeune reporter va là où personne n’avait osé se rendre. On découvre les autres grands reportages qui ont jalonné le travail de Thierry Gaytàn, des enfants tueurs à gage à la présentation de la plus vieille guérilla du monde sans oublier le gang le plus violent de la planète, les fameux Maras du Guatemala.
« Cartels, gangs et guérillas », Thierry Gaytàn, Ronin Éditions, 352 pages, 22 €

Manga - Pas un seul survivant dans le monde de « Mission in the apocalypse »


L’apocalypse c’était hier. Aujourd’hui, comme tous les autres matins depuis une éternité, Saya se prépare à inspecter les ruines de la grande ville pour tenter de trouver des survivants. En vain.

Saya, jeune femme courageuse, accompagnée d’une sorte de singe robot, qui cherche des signes de vie tout en recueillant de quoi se nourrir au jour le jour. Elle ne croise généralement que des créatures féroces, surnommées les condamnés, anciens humains contaminés par le mal cristallin.

Le scénario de Haruo Iwamune est des plus sombres. On comprend assez rapidement que les uniques signes de vie ne sont que des robots, épargnés par le mal mais souvent désorientés depuis la disparition de tous les humains. Et que Saya, elle aussi, n’est qu’une androïde, très évoluée, mais dépourvue de libre arbitre, juste bonne à remplir sa mission : retrouver les survivants. Des décennies qu’elle essaie, sans succès.

Un manga futuriste qui présente dans chaque chapitre des vestiges de notre civilisation. Comme cette soubrette, toujours dévouée à son maître qui semble si bien dormir depuis très, très longtemps. Ou une intelligence artificielle, incapable de comprendre pourquoi le dernier humain qu’elle a mis à l’abri a préféré se suicider plutôt que de vivre seul dans ce refuge.

« Mission in the apocalypse » (tome 1), Moon Light - Delcourt, 224 pages, 8,50 €

Roman noir – Madagascar, la mort en rouge


Antonin Varenne fait partie de ces romanciers qui ont beaucoup voyagé avant de se lancer dans l’écriture. Mexique, Islande. Dans des emplois exotiques comme alpiniste de bâtiment. Son dernier roman noir, La piste du vieil homme se déroule à Madagascar. Une île encore pauvre et sauvage.

Le narrateur, Simon, septuagénaire, vivote en proposant des circuits de découverte en buggy à des touristes occidentaux. Il a longtemps été entrepreneur en France. Spécialiste en faillite. Sa maigre retraite lui permet de vivre presque dans l’opulence dans ce pays corrompu où le salaire minimum est ridiculement bas. Il doit cependant tout plaquer pour tenter de retrouver son fils Guillaume, 40 ans, perdu de vue depuis des années et qui serait actuellement au fin fond de la brousse.

On accompagne Simon au volant de son buggy jaune rafistolé sur les routes défoncées, avec des dealers et des voleurs de zébus aux trousses, ayant pour seule passagère une bonne sœur qui arrive au bout du rouleau (ou aux portes du Paradis selon ses croyances).

C’est violent et désespéré. Comme cette réflexion de Simon : « Maintenant que je suis vieux, je sais pourquoi l’avenir m’inquiète de moins en moins : parce qu’il y en a de moins en moins. »

« La piste du vieil homme », Gallimard, 240 pages, 18 €

BD - Effets et conséquences de la Retirada dans « Le convoi »


En vacances dans la région, vous avez peut-être passé quelques heures à bronzer et vous baigner sur la plage d’Argelès. Pourtant, il y a quelques décennies, sur ce même sable, des milliers de réfugiés espagnols ont tenté de survivre après leur exode forcé face à l’avancée des troupes fascistes de Franco.

Si vous ne voulez pas bronzer idiot, profitez de votre séjour dans le département des Pyrénées-Orientales pour découvrir l’histoire de la Retirada en lisant Le convoi, gros roman graphique de Lapière et Torrents.


Une intégrale republiée aux éditions Dupuis et complétée par un excellent dossier pédagogique. Le récit débute en 1975. Angelita, fille de réfugiés, a presque toujours vécu en France, à Montpellier. Son père est mort dans le camp de Mauthausen, sa mère a refait sa vie avec un Français. En se promettant qu’elle ne retournerait en Espagne, en Catalogne exactement, qu’une fois Franco mort.

Or, un hôpital catalan contacte Angelita : sa mère est hospitalisée, sur le point de mourir. Que fait-elle là ? Pourquoi a-t-elle tenu ce voyage secret ?

Bien des interrogations qui trouveront des réponses dans le récit de cette terrible Retirada. Une touchante histoire de famille couplée à la grande Histoire, celle qui a façonné l’Europe actuelle.

« Le convoi » (intégrale), Dupuis, 136 pages, 27,95 €