Raconter
sa famille, faire bonifier ses souvenirs et surtout ne pas les
oublier. Telle semble la démarche de JeanLouis Tripp, auteur de
bande dessinée lauréat du Prix Coup de Cœur des Vendanges
littéraires, présent à Rivesaltes les 4 et 5 octobre.
Après
une longue carrière dans la bande dessinée, parfois en pointillé,
il a attendu d'avoir largement plus de 50 ans pour se recentrer sur
ce qu'il connaît le mieux : sa propre vie. Et s'il parle de ses
premiers émois sexuels dans les deux tomes d'« Extases »,
il change de registre avec « Le petit frère » et « Un
père ». Deux gros romans graphiques de plus de 300 pages,
essentiellement en noir et blanc. L'émotion y est omniprésente. Le
lecteur ne peut que se reconnaître dans ces parcours racontés et
dessinés avec talent et sans tabou.
Il
faut parfois qu'un drame nous frappe de plein fouet pour prendre
conscience de l'importance de la vie. En cet été 1976, Jean-Louis a
18 ans. Il est en vacances avec une partie de sa famille. Un mois à
sillonner la Bretagne à bord d'une roulotte tiré par des chevaux.
Une bulle de bonheur. Jusqu'à ce jour où Gilles, le petit frère,
se fait mortellement renverser par un chauffard. Terminée la
parenthèse enchantée, finie l'insouciance. Le malheur s'invite.
L'été ne sera plus heureux, avec baignades, mures cueillies au bord
de la route et nuits au calme, loin de tout danger...

L'album, sorti
en 2021, revient sur l'accident mais se penche aussi sur les suites.
Comment la vie a continué, la façon dont la famille a survécu au
procès. Ce récit, entre intime et universalité, entre douceur
(souvenir des jours heureux) et rage (peut-on pardonner à l'assassin
?) a marqué les esprits. Preuve que la BD, loin de clichés, est
devenue un art majeur, animé par de formidables artistes, créateurs
novateurs, capables de s'accaparer et de révolutionner un média aux
possibilités infinies.
Place
au père !
Toujours
dans cette veine de l'autobiographie familiale, JeanLouis Tripp
s'attaque à un autre monument de sa vie : son père. Pour se
comprendre, encore faut-il maîtriser ses origines, savoir d'où l'on
vient, de qui on a appris à vivre en société. Parle-t-on avant
tout de soi quand on entreprend de raconter la vie de son père ?
Cette interrogation est omniprésente dans ces plus de 350 pages. La
confrontation est parfois violente. Dans « Un père »,
l'auteur passe de l'admiration au rejet, de la joie simple à la
tristesse infinie. Récit forcément subjectif, le roman graphique a
pour cadre les lieux qui ont compté dans la famille : les
petits villages du Tarn-et-Garonne, affectations des parents, Francis
et Monique Tripier, instituteurs, la Cerdagne et la maison de
vacances, les Corbières et le bord de la Méditerranée. Un des
premiers souvenirs de Jean-Louis, ou du moins une des premières
histoires que sa mère lui a raconté des dizaines de fois date de
ses 1 an et demi. Ils sont en vacances chez ses grands-parents, à
Mont-Louis en Cerdagne dans le chalet, véritable cœur battant de la
famille. Laissé seul sans surveillance, le petit Tripier fait sa
première fugue. Quelques heures dans les bois, au bord de la
rivière, provoquant une belle panique. Retrouvé intact et sourient
par deux jolies randonneuses.

Une
entrée en matière très douce, positive. La suite est parfois plus
compliquée. Notamment quand Jean-Louis, adolescent, rêve qu'il tue
son père et l'enterre. D'où vient cette violence ? Des fessées
reçues quand il était gamin et n'obéissait pas ? Ou plus
simplement à un banal rejet de la figure paternelle à laquelle on
refuse de ressembler ? Pourtant il a de nombreux bons souvenirs
avec son père. Quand ils lui apprend à faire du ski, toujours en
Cerdagne. Quand ils jouent au rugby. Quand il lui achète Vaillant,
le journal communiste à destination des jeunes, là où JeanLouis
Tripp découvre la bande dessinée. Quand ils visitent ensemble la
Roumanie, pays communiste vénéré par ce père refusant longtemps
d'abandonner son rêve universaliste et soviétique. Mais il y a
aussi les mauvais jours, quand il se met en colère, cassant la
vaisselle, faisant des scènes à sa femme devant les enfants. Un
couple progressiste, de gauche, mais qui n'a pas évité la
déchirure, le divorce.

Comme
souvent, les relations se distendent. Le fils et le père se voient
moins. JeanLouis Tripp, dans des pages d'une extrême sensibilité,
s'interroge sur la vision que son père avait de ce fils,
dessinateur, mais aussi professeur comme lui, dans une université au
Canada.
Aujourd'hui,
JeanLouis Tripp n'a plus de père. Sa mère aussi est morte. C'est
paradoxalement le moment qu'il a choisi pour revenir vers le bercail
familial. Installé à mi-temps puis totalement depuis l'an dernier,
dans les Corbières audoises, c'est en partie là qu'il a imaginé et
dessiné l'histoire de ses proches. Son histoire aussi. Dans ce Sud
qu'il aime tant, entre montagne et mer, avec la garrigue au milieu.
Des paysages que l'on retrouve en fin de ce roman graphique dans la
scène sans doute la plus émouvante, du chalet à la mer, avec la
Têt pour ultime voyage.
« Le
petit frère », Casterman, 344 pages, 28 €
« Un
père », Casterman, 360 pages, 28 €