lundi 20 mai 2024

Cinéma - “Comme un lundi” ou le supplice du travail infini

Les Japonais aiment le travail. Mais pas au point de répéter à l’infini une semaine intense. « Comme un lundi », une boucle temporelle cinématographique rigolote sur le milieu du travail au bureau. 

Tous les films sur le thème de la boucle temporelle ne se ressemblent pas. Heureusement.
Depuis Un jour sans fin, de nombreuses versions ont été proposées aux cinéphiles. Action, ados, SF, humour… il manquait dans cet édifice infini la comédie de bureau. Ce sont les Japonais, grands travailleurs devant l’éternel, qui ont décidé de se lancer dans ce projet de travail répétitif. Dans les bureaux exigus d’une petite agence de communication, ils sont sept à plancher sur une nouvelle campagne publicitaire pour une improbable soupe miso effervescente. Une occasion en or pour la jeune et ambitieuse Yoshikawa (Wan Mariu) de se faire remarquer par une société plus en vue. Elle postule pour un poste d’assistante d’une grande publicitaire et si ce projet est concluant, elle devrait enfin accéder au Graal professionnel.

Ce lundi 15 octobre, au matin, elle se réveille au bureau. Toute l’équipe, hormis le patron, Nagahisa (Makita Sports), a été rappelée le dimanche pour proposer de nouvelles idées le lundi. Avant d’aller les présenter, deux des employés demandent à Yoshikawa d’éviter de prendre un taxi. Ce qu’elle fait. Accident, présentation ratée. De retour de l’hôpital, ils lui expliquent qu’ils sont dans une boucle temporelle d’une semaine. Une semaine à finaliser le dossier. Et se réveiller le lundi… 15 octobre à devoir tout recommencer.

Le film de Ryo Takebayashi, malgré des moyens limités (une seule pièce, peu de comédiens, encore moins d’action), a le grand mérite de plonger le spectateur au cœur d’une petite entreprise japonaise. On découvre les habitudes des uns et des autres.

Puis le problème de la boucle devient obsédant. Les semaines passent et tous parviennent à prendre conscience de l’anomalie temporelle. Grâce à un petit signe, tout simple, sorte de clé mnémotechnique aux grands pouvoirs. Tous, sauf le patron. Or les employés sont persuadés que c’est lui, apeuré d’avoir bientôt 50 ans, qui est à l’origine de cette boucle temporelle. Mais comment la rompre s’il ne le veut pas, si le déni est plus fort que l’évidence ?

Une histoire qui débute comme un documentaire, se poursuit en comédie enlevée pleine de ces trouvailles comme dans The Office, série parfaite sur le travail de bureau et se prolonge par une réflexion philosophique sur le pouvoir d’aliénation des tâches répétitives. Original et jamais vu. Voilà pourquoi on ne peut que vous conseiller d’aller voir Comme un lundi. Tous les films sur le thème de la boucle temporelle ne se ressemblent pas. Heureusement.

Film de Ryo Takebayashi avec Makita Sports, Wan Marui

dimanche 19 mai 2024

En DVD - “Moi capitaine”, terrible odyssée africaine

Moi capitaine, qui vient de sortir en DVD chez Pathé, est un film quasi documentaire de Matteo Garrone sur les migrants en provenance d’Afrique, persuadés de trouver l’eldorado en Europe.

Le drame des migrants en provenance d’Afrique et tentant de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée se résume souvent par une suite de nombres. Le nombre de clandestins arrivés et parqués dans des camps. Le nombre de ceux qui sont secourus par les ONG (organisations non gouvernementales) alors que leur embarcation est en difficulté. Et puis le plus terrible, le nombre de ceux qui sont morts durant la traversée. Ils seraient 26 000 a s’être noyés depuis 2015. Pour raconter cette hécatombe, Matteo Garrone, cinéaste italien engagé, a décidé de ne pas se contenter de la dernière partie du périple, mais de raconter dès le départ, cette étincelle qui donne la force, le courage, la déraison, à des jeunes Africains de tenter le tout pour le tout.

Un film de deux heures, où la partie maritime ne fait que 20 minutes. Avant, on apprend à connaître le personnage principal, Seydou (Seydou Sarr), Sénégalais de 16 ans, passionné de musique, persuadé qu’il deviendra célèbre en Europe et que « des Blancs viendront lui demander des autographes ». Cette prédiction, est de son cousin, Moussa (Moustapha Fall), son compagnon d’aventure.

Contre l’avis de sa mère et de nombreux adultes qui savent parfaitement que les partants ont plus de chance de mourir en cours de route que de devenir riches, ils accumulent les petits boulots pour se concocter un pactole. Car aller illégalement en Europe est un business comme un autre pour des passeurs sans foi ni loi. Le début du voyage, jusqu’au Mali, ressemble à une délivrance pour les deux amis.

Tout se complique lors de la traversée du Sahara. À pied. Presque sans eau. Seydou va comprendre que survivre sera compliqué. Et encore plus de voir ses compagnons mourir d’épuisement. Arrivé en Libye, il va connaître la prison, l’esclavage. L’entraide aussi avec certains qui comme lui, ont conservé une part d’humanité. Jusqu’à la traversée où Seydou, mineur, sera bombardé capitaine du chalutier rouillé supposé les amener, lui et la centaine de malheureux, en Sicile.

Toute la force du film de Matteo Garrone réside dans le fait qu’après la séance on ne pensera plus « migrants » dans une globalité très abstraite, mais de Seydou, Moussa, Bouba… Des hommes et des femmes qui s’accrochent à un espoir, une foi dans l’Humanité. A nous, de ce côté de la rive, de ne pas les décevoir.

Film italien de Matteo Garrone avec Seydou Sarr, Moustapha Fall, Issaka Sawadogo


samedi 18 mai 2024

Thriller - Ne pénétrez pas dans le « Triangle noir »

 Un policier en plein doute et un psychologue en dépression mènent en parallèle la même enquête : stopper les meurtres rituels commis par les membres de l’organisation dite du Triangle Noir.


Les Vosges, la forêt, l’hiver, la neige… Il y a de quoi déprimer en découvrant le cadre du nouveau roman de Niko Tackian. C’est d’ailleurs ce que fait Pierre Martignas vivant seul dans un chalet isolé au cœur des bois. Une erreur de diagnostic a ruiné sa carrière d’expert auprès de la police. Depuis il boit et fait des cauchemars. Cauchemars aussi pour Max Keller, policier à Strasbourg. Il ne se remet pas d’un traumatisme familial en étant enfant. Depuis il pourchasse inlassablement, au détriment de sa santé et parfois en franchissant la ligne de la légalité, les tortionnaires d’enfants.

Deux destins qui vont s’intéresser à la découverte, dans une coupe forestière, de deux corps d’adolescents. Ils ont été affamés, torturés et certains de leurs organes ont été enlevés alors qu’ils étaient toujours en vie. Signe distinctif découvert sur leur peau, marquée au fer : un triangle avec trois points à l’intérieur. Pour Max, alors qu’un autre jeune vient d’être enlevé, « Quelque chose rôdait dans la forêt. Quelque chose qui allait hanter ses jours et ses nuits jusqu’à ce qu’il trouve un moyen de l’arrêter. » Dans la neige et le froid, loin de toute civilisation, cernés d’arbres comme autant de monstres menaçants, Pierre et Max vont affronter le Mal à l’état pur.

Ce thriller de Niko Tackian, même s’il présente le sempiternel combat entre le Bien et le Mal est pourtant très éloigné de tout manichéisme. Car il y est aussi question de rédemption, de culpabilité ou de désir de vengeance. Les deux personnages principaux, quasiment sans se croiser, ont le même but. Personnel, pour retrouver dignité et confiance en soi. Plus général en voulant sauver des enfants, trop souvent victimes des folies des adultes. Une intrigue prenante mais définitivement emplie d’une implacable noirceur.

« Triangle noir » de Niko Tackian, Calmann-Lévy, 400 pages, 19,90 €

vendredi 17 mai 2024

BD - La fréquence cardiaque de Bourhis


Hervé Bourhis, dessinateur et scénariste passionné par les musiques actuelles, ose lui aussi à passer au je dans l’album Mon infractus. Vous avez bien lu infractus. Car étrangement, c’est comme cela que prononce sa médecin traitant alors que d’ordinaire cette faute, très commune, est rarement commise par le personnel soignant.

C’est en juin 2022, alors qu’il n’a que 48 ans, que le cœur d’Hervé Bourhis lui lance un sérieux avertissement. Passage aux urgences, pose de stents et une année de rééducation.

L’occasion pour le dessinateur de faire un petit retour sur sa vie. Tout le monde le pousse à raconter ce pépin de santé. Il le fera un peu, mais préfère, de loin, parler de ce qui lui a permis de tenir durant sa convalescence : son désir de retourner dans des bars pour mixer de la musique avec des copains. Voilà comment on passe la maladie à la fête. Car c’est un grand bonheur pour Hervé Bourhis de trimbaler des kilos de vinyles et de tenter de faire danser les buveurs d’un soir.

Il raconte ses débuts derrière les platines, ses soirées d’anthologies, sa décision de lever le pied et cette envie irrépressible qui le prend alors qu’il devrait se ménager. En se moquant ouvertement de tous les donneurs de leçons ou profiteurs de pathologies rares qui ont transformé le tout en business éditorial juteux, il dessine des planches dynamiques et revisite les pochettes de ses disques cultes.

« Mon infractus », Glénat, 96 pages, 20 €

jeudi 16 mai 2024

BD - Le cadeau de Frédéric Bihel


Même démarche vers l’autofiction que Gwen de Bonneval pour Frédéric Bihel. Il a cependant privilégié la forme sur le fond. Les dessins de cet album intitulé Les crayons sont d’une étonnante beauté et sérénité.

Étonnante car c’est d’un violent traumatisme dont il est question dans ces pages alternant dessins gris au crayon à papier et jolies compositions en couleurs.

Frédéric Bihel, avec sa mère, a voulu retrouver les lieux de son enfance. Première étape dans un petit village de Dordogne. Il se souvient de sa rentrée à la maternelle, son premier copain, fils de paysan qui lui a fait découvrir les joies des découvertes de la nature encore sauvage par endroits. Ou ses premiers tours de roue à vélo, sans les petites roues stabilisatrices.

Puis il s’installe à Limoges dans un appartement. C’est là qu’il va découvrir l’école buissonnière. Un matin, au lieu de descendre et rejoindre l’école (sa mère est déjà au travail), il monte au grenier et y passe la journée. Il le fera une semaine.

Quelques jours qu’il raconte selon ses souvenirs, notamment de cette fameuse boîte de crayons de couleur, puis y reviendra, adulte, toujours avec sa mère. Ce passage, nœud de l’album et de la vie du jeune Frédéric Bihel transforme cet album nostalgique en boule d’émotion.

La fin est rayonnante, comme si l’auteur, en dessinant ces planches, en mettant ses souvenirs sur le papier, se libérait d’une charge émotionnelle qui était devenue trop lourde à porter.

« Les crayons », Futuropolis, 120 pages, 23 €


mercredi 15 mai 2024

BD - Le petit Gwen réclame des comptes

Sacré travail d’introspection effectué par Gwen de Bonneval. Le scénariste et dessinateur de BD, après avoir beaucoup imaginé des existences, des vies, des situations, a voulu s’attaquer à un sujet différent : lui-même. Mais au lieu d’utiliser le « je », il a privilégié le « nous ».

Car il y a plusieurs Gwen de Bonneval. L’enfant de 6 ans, l’adolescent boutonneux, l’étudiant, le jeune père, l’artiste installé… Il est à lui tout seul une bande de « je » et passe d’une époque à l’autre, racontant sans fard ni pathos les maltraitances quand il était jeune, le harcèlement à l’école, les doutes du jeune adulte. Il dresse aussi le portrait de ses proches. Sa mère, lunatique, parfois violente, son père, le plus souvent absent ou ce grand-père, ancien aide de camp du général de Gaulle après la Libération, témoin de l’Histoire de France mais peu disert sur cette expérience pourtant unique.

Et puis ce roman graphique (dont ce n’est que la première partie) a un fil rouge : les inquiétudes du Gwen de Bonneval du présent. Face au dérèglement climatique, à la folie du monde il ne peut que s’alarmer. Pour lui, ses proches. Une longue psychanalyse intelligente et édifiante où tout lecteur ayant l’esprit ouvert pourra, en partie, se reconnaître.

« Philiations », Dupuis, 224 pages, 26 €


mardi 14 mai 2024

Cinéma - Retrouvé, “Le tableau volé” sème la zizanie

 Film de Pascal Bonitzer avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte


Cela n’arrive qu’une fois dans la vie professionnelle d’un commissaire-priseur : redécouvrir le tableau disparu d’un grand peintre. André (Alex Lutz), est un jeune et ambitieux commissaire-priseur travaillant pour une grosse structure. Quand il reçoit l’appel d’une avocate de Mulhouse lui demandant si ce tableau a une quelconque valeur, il est sceptique.

La photo envoyée par portable est incomplète et mal éclairée. Ce serait un Egon Schiele. Selon André, cela ne peut qu’être un faux. Il va sur place avec son ex-épouse Bertina (Léa Drucker), experte, et tombe de haut. Car le simple ouvrier de 30 ans, vivant encore avec sa mère, a réellement en sa possession une authentique toile volée par les nazis au début de la guerre.

La trame générale du film de Pascal Bonitzer n‘est que le prétexte pour présenter les différents protagonistes de l’histoire. André, trop froid et impliqué dans son travail, multipliant les signes extérieurs de réussite (montres de luxe, voitures de sport). Bettina, volage, insatisfaite, mystérieuse. L’avocate (Nora Hamzawi), simple, toujours bienveillante pour son client, Martin (Arcadi Radeff), heureux au début puis désespéré quand il apprend la véritable histoire et provenance du tableau…

Reste la véritable vedette, la stagiaire, Aurore (Louise Chevillotte). Elle cherche une revanche sur la vie, sur les malheurs de son enfance. Une intrigue parallèle qui la rend, de loin, la plus humaine de toute la galerie brossée par Pascal Bonitzer, même si elle ment comme elle respire. L’ancien scénariste n’a rien perdu de son brio pour imaginer des vies, ciseler des dialogues et amener l’évidence dans une intrigue qui parfois part dans des méandres compliqués.

Le tableau volé décrit avec justesse le tableau des mœurs sociales de notre époque.

 

lundi 13 mai 2024

En DVD et blu-ray - “Chasse gardée” à base de chevrotine et de rigolade

La campagne, son calme, son air pur, ses forêts… et ses chasseurs. Une comédie sur un sujet clivant, mais traité avec intelligence par Antonin Fourlon. 

 


Quatre-vingt-dix minutes de franche rigolade à base de tirs nourris et de clichés gentiment démystifiés. Chasse gardée (qui vient de sortir en DVD et blu-ray chez Seven 7) n’est pas le brûlot que l’on aurait pu croire, dénonçant les « mauvais » chasseurs empêchant les « gentils » néoruraux de profiter de la nature et du calme dominical pour un brunch réussi.

Antonin Fourlon, scénariste de cette comédie et coréalisateur avec Frédéric Forestier, résume plus humblement son objectif dans des notes de production : « C’est un film dans lequel nous apprenons à vivre ensemble, à faire des compromis en essayant de trouver les choses qui nous lient. C’est, en résumé, le fond de cette histoire. C’est plutôt un film de réconciliation entre les chasseurs que j’ai fréquentés qui sont souvent moqués et eux-mêmes qui brocardent les néoruraux qui ne connaissent rien à la campagne, au sauvage. » Le fameux « en même temps » qui dans ce cas précis permet de faire passer plusieurs messages.

Chasse gardée fait partie de ces films qui n’auraient jamais pu voir le jour sans le confinement. Simon et Adélaïde (Hakim Jemili et Camille Lou) n’en peuvent plus de leur petit appartement parisien. Ils ont deux enfants et rêvent d’espace. Quand ils découvrent une maison à vendre, pas trop loin, vraiment pas chère, avec un terrain, dont un bois, ils sautent sur l’occasion. L’été se passe, heureux, calme.

Mais en septembre, les voisins s’activent dans la forêt à quelques dizaines de mètres de la maison. Ils préparent l’ouverture de la chasse. Du jour au lendemain, le jardin paradis devient le jardin champ de bataille. Les chasseurs sont menés par Bernard, interprété par Didier Bourdon. L’ancien membre des Inconnus n’a pas hésité à endosser de nouveau le treillis car son rôle est beaucoup moins caricatural que le célèbre sketch de la galinette cendrée. Ces chasseurs sont surtout des bons vivants, qui ramènent rarement du gibier à la maison et qui cherchent avant tout à créer du lien dans le petit village. Mais quand le couple de Parisiens tente d’interdire la chasse dans le bois, c’est la guerre !

Cette comédie de fin d’année devrait plaire à toutes les générations et tous les milieux sociaux. Les urbains riront des chasseurs, les ruraux des néo-bobos, les vieux des jeunes à trottinette, les jeunes des anciens et leurs chansons moisies. Mais au final, tous riront à l’identique même si ce n’est pas forcément au même moment et pour les mêmes raisons.

Film d’Antonin Fourlon et Frédéric Forestier avec Didier Bourdon, Hakim Jemili, Camille Lou.

 

dimanche 12 mai 2024

Romans historiques - Camille Flammarion et l’aliéniste

 Ces deux polars historiques de Roland Portiche et Jean-Luc Bizien se déroulent à la fin du XIXe siècle. D’un côté l’astronome Camille Flammarion, de l‘autre l’aliéniste Simon Bloomberg. Et quelques spirites ! 

Le roman écrit par Roland Portiche avec Camille Flammarion, l’astronome, pour héros se déroule en 1895. Celui signé Jean-Luc Bizien relate des faits de l’année 1888. Moins de dix ans d’écart entre deux polars historiques qui laissent une jolie place au fantastique et notamment à cette pratique très en vogue à la fin du XIXe siècle, le spiritisme.

Dans L’astronome et les spectres, première enquête extraordinaire de Camille Flammarion, ce scientifique qui a véritablement existé et remporté un succès immense en publiant des ouvrages de vulgarisation, va partir à l’aventure, en compagnie de Jules Verne, en Guyane française, pas loin du bagne où vient d’être enfermé le capitaine Dreyfus. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, affrontant des esprits qui prennent la forme de spectres, le romancier raconte le quotidien du héros. Marié à Sylvie depuis des décennies, il vit essentiellement dans sa maison de campagne, là où il a fait installer une immense lunette pour admirer les astres. Il vient de recruter la jeune et téméraire Gabrielle comme secrétaire. Et en fait également sa nouvelle maîtresse malgré les 35 ans d’écart.

C’est dans son antre à Juvisy dans la banlieue parisienne qu’il organise des séances de spiritisme. Il y a déjà parlé avec Galilée ou Victor Hugo décédé quelques années auparavant. C’est au cours d’une de ces séances que l’esprit de Gabrielle est enlevé par les mystérieux spectres. C’est pour la libérer que Camille Flammarion va monter cette expédition vers la Guyane française. Le roman, de parisien et très ancré dans la réalité historique, prend un tour plus aventureux et fantasque.

Dans la forêt impénétrable, Camille et ses amis vont croiser le chemin des « démons », créatures de plus de trois mètres : « Une silhouette apparut dans l’oculaire. Sa forme était humaine, mais son visage évoquait une bête sauvage. » L’archéologue de l’expédition devine le portrait craché « d’un ancien dieu assyrien, Pazuzu. Il était redouté de tous à cause de son pouvoir malfaisant et destructeur. » Une partie fantastique brillante et digne des grands feuilletons de l’époque.

Disciple de Freud

À l’opposé, Simon Bloomberg est un pragmatique. Aliéniste à Paris en 1888, il veut soigner les déments en les comprenant. Il expérimente les premières intuitions d’un jeune étudiant autrichien qui deviendra célèbre : Freud. Un roman déjà publié en 2009 (directement en poche chez 10/18) mais qui ressort car deux autres titres sont annoncés. Le personnage principal est beaucoup plus torturé que Camille Flammarion. L’épouse de Bloomberg a disparu. C’est elle qui s’adonnait au spiritisme. Au point de perdre la raison.

Pour le volet purement policier du roman, l’auteur utilise un duo de flics très réussi : Desnoyers, vieux de la vieille un peu fatigué et son adjoint, Mesnard, adepte de la recherche d’indices et des déductions tirées de l’examen des scènes de crime.

En rajoutant une touche de romantisme (une jeune et jolie Anglaise embauchée par Bloomberg pour devenir la gouvernante de sa demeure extraordinaire), on obtient un roman qui aurait lui aussi passionné les foules s’il avait été publié sous forme de feuilleton dans les journaux de l’époque.

« L’astronome et les spectres » de Roland Portiche, Flammarion, 384 pages, 21 €

« La chambre mortuaire » de Jean-Luc Bizien, L’Archipel, 304 pages, 21 €

samedi 11 mai 2024

Roman - « Le carnaval sauvage » et ses violentes vendanges

Certaines traditions locales perdurent. Même si elles vont trop loin dans les humiliations. Ce roman de Pierre de Cabissole se déroule dans l‘Hérault et décrit le drame de Maria, victime expiatoire du « Carnaval sauvage ». 


Les premières lignes d’un roman donnent souvent le ton. L’envie d’aller plus loin aussi. Les cinq premières pages du roman de Pierre de Cabissole, Le carnaval sauvage, sont d’une rare force.

On est plongé dans ce déchaînement de violence qui marque le récit de Maria : « Aujourd’hui, les monstres sont bien réels : ils sont là, devant moi. Il en est sorti de partout. Des cancrelats hors les trous d’un mur, dégringolant les uns sur les autres. Ils me saisiront par la taille - leurs pattes immondes, immenses -, me soulèveront du sol et m’emmèneront. Je hurlerai, par réflexe uniquement, mais ils cogneront, ils cogneront plus fort que les cris et ils me feront disparaître dans quelque trou lugubre d’où on ne revient jamais. » La suite est encore plus destructrice.

Mais qu’a fait Maria pour mériter un tel sort ? Retour en arrière, quelques jours plus tôt. Après trois années d’études à Lyon, la jeune femme revient dans son village natal dans l’Hérault. Elle veut se faire quelques sous en participant aux vendanges. L’envie aussi de revoir Agnès, la fille qu’elle aime tant. Cette réapparition va causer quelques tourments au sein de la jeunesse locale. Au plus mauvais moment.

Car à la fin de la cueillette du raisin, la tradition veut que les jeunes hommes, habillés comme des bêtes, masqués, chahutent les jeunes femmes habillées de blanc. Une tradition violente, expiatoire, incontournable.

L’occasion pour certains de régler quelques comptes avec Maria, cette intello qui ose revenir au pays et tenter de conquérir le cœur d’Agnès qui ne sait plus trop où elle en est. Un roman dense, sanglant, sans demi-mesure, comme cette tradition qui s’apparente un peu à certaines fêtes de l’Ours du Vallespir.

« Le carnaval sauvage » de Pierre de Cabissole, Grasset, 216 pages, 20 €