mardi 10 septembre 2024

BD – Comment se moquer de l’Amérique profonde


Le rêve américain, son cinéma inégalable, ses petites villes perdues, ses flics bêtes et bornés… Tel est le menu de recueil d’histoires courtes parues dans Fluide Glacial et reprises dans un album augmenté de quelques gags intermédiaires pour lier le tout.

Maddie Edwards est officiellement la shérif du comté de Badger, chef-lieu Chapatanka. Mais son rêve est de devenir romancière. Au lieu de rédiger les rapports de ses enquêtes de routine (très routinières), elle ambitionne de pondre un best-seller. Un polar évidement. Problème : elle n’a aucune imagination. Alors elle va s’inspirer de son quotidien. Nouveau problème, le roman débute par cette phrase peu accrocheuse : « Chapatanka, une ville sans histoires. »


Pourtant, si elle était un peu plus à l’affût, elle en trouverait des idées si l’on en croit les auteurs de la BD, B-Gnet et Joret. L’histoire de ces petites filles, des jumelles, perdues dans la forêt et qui survivent en tuant et mangeant des touristes, cet écrivain fou qui séquestre sa femme dans un hôtel isolé, cette famille de freaks, typique de ce Midwest où la dernière mode est de porter un masque en peau humaine.

Chaque histoire est une relecture, très humoristique, de grands classiques du cinéma US. De Rambo à E.T.
« Chapatanka », Fluide Glacial, 56 pages, 15,90 €

Rentrée littéraire - L’art des retrouvailles


Lire La barque de Masao, roman d’Antoine Choplin, c’est s’embarquer pour un voyage artistique et émotionnel au Japon. Masao est ouvrier sur l’île de Naoshima. Une vie anonyme, discrète, sans éclat. Son seul plaisir : lire de la poésie.

Un soir, en quittant son poste de travail, sa fille Harumi l’attend. Cela fait plus de dix ans qu’il ne l’a pas vue. Devenue architecte, elle est dans la région pour la construction d’un musée dans une autre île distante de quelques kilomètres. Retrouvailles hésitantes entre le père et la fille. On ne sait pas pourquoi mais on devine un traumatisme. L’auteur, grâce des retours en arrière où il donne directement la parole à l’ouvrier, raconte la rencontre avec Kazue, une artiste, le seul amour de Masao, la mère d’Harumi. Kazue qui occupe encore l’esprit de Masao, notamment quand il avait une barque et voguait au hasard à la recherche de celle qui désirait tant « marcher dans la mer ».

Entre le père et la fille, les souvenirs sont douloureux ; l’art va les atténuer. On visite indirectement deux musées d’exception, celui de Chichu, fantastique plongée sensorielle dans les éléments et la Matrice, le musée supervisé par Harumi, œuvre d’art unique où le visiteur est au centre d’émotions insoupçonnables.
« La barque de Masao » d’Antoine Choplin, Buchet-Chastel, 208 pages, 19,50 €

lundi 9 septembre 2024

BD - Sa(ta)n Francisco



Parmi les nouveautés de la rentrée BD 2024, le second tome de la série American Parano de Bourhis et Varela était très attendu. Le premier tome, paru en mai dernier, présentait l’héroïne (une jeune policière à San Francisco à la fin des années 60) et sa première enquête, un meurtre sur fond de secte satanique.

La suite, sortie vendredi dernier, confirme l’excellente impression faite par l’ensemble. Kim Tyler arrive de l’école de police. Elle est affectée à San Francisco au même commissariat que son père. Mais ils ne travailleront pas ensemble, le paternel est mort récemment. Kim suspecte Baron Yerval, fondateur de l’Église de Satan, d’être l’ordonnateur du meurtre d’une jeune femme lors d’un rite qui a mal tourné.



Ce bon polar, quasiment historique, montre un San Francisco en pleine ébullition. Les hippies investissent les vieux quartiers, la drogue circule librement, les mœurs sont débridées, tous les excès permis. Kim tente de trouver sa place dans ce monde si différent de son enfance.

La jeune femme devra faire face à de véritables démons tout en affrontant ceux, intérieurs, qui lui pourrissent la vie. Le dessin de Varela, entre ligne claire élégante et effets très seventies, colle parfaitement à la série.
« American Parano » (tome 2), Dupuis, 64 pages, 16,50 €

dimanche 8 septembre 2024

Cinéma - “À son image” et les fractures de la lutte corse

En retraçant la vie d’Antonia, photographe corse d’un journal local, Thierry de Peretti filme l’évolution d’une jeunesse de plus en plus révoltée, de plus en plus violente. 

« Vie et mort d’un idéal » aurait aussi pu convenir comme titre au nouveau film de Thierry de Peretti. Après Une vie violente, sur la montée de la lutte armée radicale dans les milieux nationalistes corses, c’est de nouveau dans ce terreau fertile en tragédies que le réalisateur puise son inspiration pour A son image. Adapté du roman éponyme de Jérôme Ferrari, il propose une vision différente des événements. En racontant la vie d’Antonia (Clara-Maria Laredo), jeune corse devenue photographe de presse, il propose une lecture plus féminine. Antonia, à 18 ans, tombe follement amoureuse de Pascal (Louis Starace). Des allures de Jésus, mais avec une conscience politique très marquée.

Rapidement il passe à l’action violente. Premier séjour en prison. Antonia l’attend. Il revient. Replonge. Elle se résigne, vivote de ses reportages photos dans le journal local. Baigne dans ce milieu nationaliste, toujours remonté contre les « colonisateurs ». Mais jamais ne s’engagera. Par conviction, mais aussi car cela ne semble pas être dans la tradition corse.

En creux, dans ce film retraçant quinze années de la vie d’Antonia, on comprend que la lutte armée n’empêche pas le machisme. Quand Antonia annonce à Pascal, de nouveau en prison, qu’elle ne va plus l’attendre cette fois, il explose. Comme si elle devait pour toujours lui être fidèle.

Le film, de témoignage sur l’évolution de la mentalité de la jeunesse corse, bascule vers une charge contre de traditions patriarcales. Antonia, à qui l’on refuse de couvrir les événements liés au terrorisme dans son île, décide d’aller photographier la guerre des Balkans. Une grosse prise de risque, nécessaire si elle veut sortir de son marasme personnel, retrouver goût dans son métier. Ne pas se contenter de clichés d’assemblées générales ou de parties de pétanque. Elle reviendra très déçue de Belgrade, encore plus amère et désespérée de devoir admettre que ses photos ne servent à rien, même quand elles montrent toute l’horreur du monde.

Une constatation qui devrait faire parler dans les couloirs des expositions du festival Visa pour l’image qui se déroule actuellement à Perpignan.

La suite est encore plus sanglante. Le FLNC se divise. Les assassinats, à l’intérieur du mouvement, entre factions opposées, marque un tournant. Antonia s’éloigne encore plus de cette mouvance et semble s’épanouir en créant sa petite société. Mais à quel prix ?

Le film, lumineux par certains côtés (prise de conscience, émancipation…) est aussi profondément pessimiste face à une île et une jeunesse, perdant tout idéal, ne trouvant que la violence pour se faire entendre.

Film de Thierry de Peretti avec Clara-Maria Laredo, Marc’Antonu Mozziconacci, Louis Starace

BD - Le Découpeur frappe


Jean-Charles Gaudin, s'il n'a pas le succès d'Arleston, est tout de même un des scénaristes les plus productifs des éditions Soleil. Et ses séries durent, preuve que le public est au rendez-vous. 

Meilleur exemple avec les Arcanes de Midi-Minuit qui en est à son 8e titre, presque un exploit chez l'éditeur toulonnais particulièrement prompt à interrompre la vie d'un héros ne touchant pas rapidement un large public. Jim et Jenna, les héros de ces histoires entre SF et fantasy, ont la particularité de ne jamais être vus ensemble. 

En fait il s'agit d'une seule et même personne, pouvant laisser la place à son double simplement grâce à un miroir. Si cette trouvaille était mise en avant dans les premières enquêtes, c'est moins vrai pour cette « Affaire Trinski ». Les deux agents sont envoyés dans une province du Royaume victime du coup d'Etat du chef des armées. Il terrorise la population. 

De même que le Découpeur, tueur sanguinaire armé de deux sabres et exterminateur de la résistance. Jim et Jenna auront fort à faire pour mettre hors d'état de nuire ces deux terreurs. 

Trichet, au dessin, aime les femmes sensuelles aux courbes généreuses. Un vrai plaisir pour les yeux...

« Les Arcanes du Midi-Minuit » (tome 8), Soleil, 13,50 €

samedi 7 septembre 2024

Roman français - « L’hôtel du Rayon Vert » au cœur de la rentrée littéraire

Le mythique palace de Cerbère à la frontière entre France et Catalogne sert de décor au roman de Franck Pavloff. Des personnages forts et entiers y croisent les fantômes d’Antonio Machado et de Walter Benjamin. 

Difficile de ne pas tomber amoureux de ce paquebot immobile. L’hôtel du Rayon Vert continue de veiller sur Cerbère. Et les nombreux fantômes qui continuent à errer sur ses coursives. Un décor de choix pour le roman de Franck Pavloff, un des titres très attendus de cette rentrée littéraire.

Un voyage à plusieurs proposé par le romancier. Dans l’hôtel et la gare de triage en contrebas, il va minutieusement organiser la rencontre de quelques égarés. Trois humains qui doutent, mais croient en la force de la vie. Sous l’égide d’un libraire, spécialiste de Machado et d’un cheminot, syndicaliste, une photographe, un violoniste et une fugueuse vont partager quelques moments. « C’est la saison des rencontres imprévues » fait remarquer à la photographe le cheminot. « Aujourd’hui vous, hier une jeune inconnue en sweet à capuche avec qui j’ai partagé un café thermos, et le jour d’avant un violoniste qui connaît aussi bien les poésies de Machado que ses partitions. » Ils vont découvrir la ville frontière, endormie en cette arrière-saison.

La photographe va saisir des moments de vie et s’installer dans un des appartements du Rayon Vert. Le violoniste, hanté par ses origines, recherche la valise de Machado. Il voudrait y trouver la preuve que sa mère est la fille illégitime du poète mort à Collioure. La fugueuse refait le dernier trajet de Walter Benjamin, le philosophe juif allemand, recherché par les nazis. Il a traversé les Albères, épuisé, et s’est donné la mort dans un hôtel à Portbou, en Catalogne.

Les fantômes de ces deux grands hommes, morts chacun de part et d’autre de la frontière après une fuite effrénée, planent sur le roman. Et quand les personnages se retrouvent de l’autre côté des Albères, Franck Pavloff, avec une étonnante clairvoyance, constate que « la Catalogne est le pays des mémoires égarées. » La force du texte réside dans le parallèle fait entre le passé et notre présent.

La jeune fille suit le sentier Walter Benjamin car elle veut savoir par où est passée une réfugiée africaine aidée quelques semaines auparavant à Toulouse. Et le violoniste dort dans le même wagon abandonné en gare de Cerbère que celui où Machado a repris des forces avant son arrivée à Collioure.

Un roman de l’espoir d’aujourd’hui, nourri des souffrances du passé.

« L’hôtel du Rayon Vert » de Franck Pavloff, Albin Michel, 240 pages, 20,90 €

Franck Pavloff sera à Cerbère ce 7 septembre à 18 heures, rencontre suivie d’une séance de dédicaces à l’Hôtel Belvédère du Rayon Vert, en partenariat avec la librairie Oxymore de Port-Vendres.

vendredi 6 septembre 2024

Rentrée littéraire - Les solitudes d’Yves Harté

Yves Harté, journaliste, a rencontré nombre de solitaires dans le cadre de ses reportages. Il se souvient d’eux dans ce livre hommage où il parle aussi de la mort de son père et de sa propre solitude.

Ils sont partout mais on ne les voit pas. On les ignore. Certains le vivent mal. D’autres apprécient. Dans toute société, il y a des solitaires, des êtres qui ne s’épanouissent que dans la solitude, l’ignorance des autres. Dans son nouveau roman, Parmi d’autres solitudes, Yves Harté dresse le portrait de quelques-uns de ces hommes et femmes, perdus dans la foule tout en étant totalement ignorés d’elle.

Le journaliste à Sud-Ouest doit régler les dernières affaires de son père, mort dans un accident de la circulation. Notamment vider la maison où il s’était retiré entre Béarn et Landes, une fois à la retraite. Inventaire d’une fin de vie et dans les papiers personnels un classeur contenant les ébauches de portraits écrits des années auparavant par Yves Harté. Tout en racontant son père, Yves Harté reprend ces embryons de nouvelles du réel ayant pour point commun la solitude des personnes rencontrées. Il y a un clochard malchanceux, estropié par un camion, un fils de bonne famille, caché car alcoolique, un vieux paysan au bout du rouleau a près la perte de sa femme puis de sa chienne de chasse.
Seule femme dans le lot, Mademoiselle Anne, institutrice dans les Charente. Sa solitude est différente des autres. Car c’est dans la multitude des amants d’un soir qu’elle affirme cette envie d’oubli. Adolescente, elle était amoureuse de son grand frère. Pour contrer le sort, elle décide qu’à partir de 21 ans elle aura plein d’amants. Elle met son plan à exécution un été. « Le premier fut un homme d’un soir, à Canet-Plage, où elle passait des vacances au camping avec sa meilleure amie. Il avait une voiture de sport. Il la laissa le cœur barbouillé, un peu malheureuse et vaguement soulagée. A son retour, elle n’en parla à personne. »
Tranches de vies et exploration familiale font de ce roman un texte qui parle à tout le monde.

« Parmi d’autres solitudes » d’Yves Harté, Le Cherche Midi, 176 pages, 19 €
 

jeudi 5 septembre 2024

Rentrée littéraire - Le retour de Coué


Simple petit pharmacien de province, il est devenu en quelques années une véritable célébrité mondiale. En 1923, quand il arrive à New York, la foule et la presse américaine l’accueillent comme une star. Quel incroyable destin que celui d’Émile Coué, fils de cheminot, devenu l’inventeur d’une méthode pour aller mieux, pour retrouver santé et joie de vivre.

Aujourd’hui, la méthode Coué est au mieux moquée, au pire décriée. Pourtant ce n’est que du bon sens, de l’autosuggestion, les premiers principes de développement personnel.

Étienne Kern, romancier, a plongé dans les archives pour retracer ce parcours atypique. Un roman comme une enquête, plus qu’une biographie, une analyse de personnalité. Doublée d’une réflexion sur la perte, l’oubli. Écrit dans une rare économie d’effets, ce texte acéré fait la genèse des recherches du pharmacien utopiste, des premières séances d’hypnose au texte ultime, « ce qui ne sera pas une technique parmi d’autres, pas un traitement, mais une méthode, LA Méthode, la sienne. »

A-t-il guéri des milliers de patients ? Ou leur a-t-il fait croire qu’ils allaient mieux ? L’auteur ne répond pas. Personne n’a la réponse. Il reste juste des hommes et des femmes qui y croient. Aujourd’hui encore.
« La vie meilleure » d’Étienne Kern, Gallimard, 192 pages, 19,50 €

BD - Sauvages mélomanes


Au XVIe siècle, en découvrant l’Amazonie, les navigateurs européens avaient plusieurs buts : trouver de l’or, étendre les possessions des monarques, évangéliser les populations. David B., au scénario, revient sur un épisode de la vie de Nicolas Leclerc.

Ce marin, en arrivant sur le territoire des Tupinambas, une tribu locale, est capturé. Déshabillé (ils vivent tous nus), on lui offre une femme, Pépin, et beaucoup de nourriture car il faut l’engraisser. Dans un an, il sera dégusté par toute la tribu.


Les Tupinambas ne sont pas cannibales, ils ont simplement l’habitude de manger leurs prisonniers. Ce qui sauve Nicolas, c’est sa voix. Il chantonne pour passer le temps, les « sauvages » découvrent qu’il parle comme les oiseaux. L’épargnent.

Par contre ses anciens compagnons décident de le récupérer, de l’emprisonner. Il s’enfuit et va errer avec la tribu dans la jungle à la recherche de la Terre sans mal, le paradis local.

Mis en images par Eric Lambé, ce périple au cœur de l’enfer vert montre combien les Occidentaux se fourvoient, incapables de comprendre ces civilisations si différentes. D’autant que les missionnaires, entre aveuglement et folie (certains voulaient convertir les singes), tuent sans la moindre hésitation car, selon la célèbre maxime : « Dieu reconnaîtra les siens ».
« Antipodes », Casterman, 112 pages, 22 €

Rentrée littéraire - Star du cosmos


Un moment historique, une énigmatique déclaration. Quand, le 12 avril 1961, Youri Gagarine devient le premier homme dans l’espace, il déclare : « Je salue la fraternité des hommes, le monde des arts et Anna Magnani. » Suffisant pour que Mikaël Hirsch, romancier, décide de raconter d’où vient cette phrase et d’en imaginer les suites. Il va donc enquêter sur le cosmonaute, sa vie au service de la propagande soviétique, sa célébrité mondiale transformant le pilote de chasse en sorte d’idole de la jeunesse, bien avant le Beatles.

L’auteur, avec la même rigueur, va retracer la vie de la comédienne italienne. Anna Magnani, au début des années 60, est déjà sur la pente descendante. Son oscar est loin, les nouvelles stars, encore plus talentueuses et voluptueuses (Sophia Loren, Gina Lollobrigida…), lui prennent les meilleurs rôles. Ce coup de projecteur venu de l’espace est une aubaine inespérée.

Mais Gagarine et Magnani se sont-ils rencontrés par la suite ? Car Mikaël Hirsch soupçonne l’homme du cosmos d’être aussi le premier à avoir tenté un plan drague depuis… l’espace. Un roman marqué par une grande nostalgie de l’Italie de cette époque.

Et une interrogation pour l’auteur : Gagarine a-t-il véritablement parlé de Magnani dans l’espace ? « Je devais éclaircir tout cela et ainsi, mon roman est devenu malgré moi une sorte d’enquête policière, non sur un crime irrésolu, mais bien sur une phrase devenue célèbre. » Alors, fantasme ou véritable histoire d’amour ?


« L’effet Magnani », Mikaël Hirsch, Dilettante, 160 pages, 17 €