samedi 11 décembre 2021

Beau livre - Soyez Carrément Méchant !


Ils nous manquent ces humoristes qui n’avaient pas de limites. Les Desproges, Jean Yanne et autres comiques qui signaient de fausses pubs dans Hara Kiri. Après le succès de Incorrect, l’an dernier, Le Cherche-Midi remet le couvert avec ce Carrément Méchant ! prouvant combien, dans le temps, on savait se moquer sans craindre offenser. Car ces humoristes partaient du principe que la dérision était la meilleure façon de reconnaître l’existence de certaines minorités. Le politiquement correct ne disait encore pas son nom, le wokisme une invention de pisse-froid en mal d’intégration dans la grande société si triste des bien-pensants. Cette irrévérence on la retrouve au détour de ces pages qui pour certaines ne pourraient plus paraître de nos jours. 

Après une préface de Richard Malka, plongez dans cette période bénie comprise entre 1960 et 1990, quand se moquer du petit Jésus n’était pas considéré comme un blasphème, quand les hommes politiques étaient passés à la moulinette par des humoristes d’une rare méchanceté, quand pauvres comme riches en prenaient plein les dents sans que des citoyens indignés ne lancent une pétition par l’intermédiaire de Facebook. Si cet esprit existait encore, les premières victimes auraient été ce candidat d’extrême droite qui révisionne l’histoire de France à tour de bras, ces prétendus « journalistes » se contentant de donner leur avis dans des émissions de débats ou ces féministes qui, en faisant pire que les machos dans leurs outrances, discréditent l’immense majorité des femmes.

Mais le livre va un peu plus loin que le simple humour destructeur. Il analyse aussi comment tout ce qui est méchant est finalement si sympathique pour le commun des mortels. Pourquoi le Joker, propulsé au rang de personnage principal, fait autant d’entrées que Batman. Pourquoi justement le candidat révisionniste, avec ses outrances et ses mensonges perpétuels reste aussi populaire auprès d’une population qu’il méprise ouvertement ? C’est la magie (ou la sorcellerie), des méchants.

« Carrément méchant ! », Le Cherche Midi, 35 €

vendredi 10 décembre 2021

Cinéma - « Tromperie » d’une muse trop inspirante

Du Philip Roth dans le texte, mais dit par Léa Seydoux et Denis Podalydès dans ce film très cérébral d’Arnaud Desplechin


Pionnier de l’autofiction, Philip Roth aime mêler sa vie à son œuvre. Ou baser une intrigue de fiction sur des personnages de ses connaissances. L’écrivain juif américain devient donc le personnage principal de Tromperie, film d’Arnaud Desplechin, tiré du roman du même nom sorti en 1990. Philip (Denis Podalydès), écrivain originaire de New York, vit en exil à Londres. Il quitte sa femme (Anouk Grinberg) tous les matins pour rejoindre un studio qui lui sert de bureau. Là, il écrit. Il passe surtout des heures en compagnie de sa maîtresse anglaise (Léa Seydoux). Ils font l’amour et parlent. Le film prend alors des airs de psychanalyse passionnelle entre une femme malheureuse et un romancier qui a besoin de se nourrir de la vie des autres pour en imaginer de nouvelles. En questionnant son amante sur son mari, si elle couche toujours avec lui, si son métier lui plaît, pourquoi elle vient tous les jours dans ce studio et au tres sujets divers et variés, le roman se façonne comme par enchantement.  

L’homme qui écoute les femmes 

 Voilà en fait comment Philip Roth, « l’écouteur » imagine ses romans. Au risque de blesser ces femmes qui ont jalonné les différentes périodes de sa vie. Rosalie (Emmanuelle Devos), une très ancienne amie, qui meurt d’un cancer dans un hôpital à New York, lui demande dans quel roman elle apparaît. Comme une évidence. Découpé en chapitres, ce film d’Arnaud Desplechin fait la part belle aux performances de comédiens. Denis Podalydès dans le rôle du romancier, clairvoyant mais plein de contradictions, transmet une puissance phénoménale quand il écoute sa maîtresse. Il fait passer dans son regard cet amour fou pour une femme dont il veut comprendre le fonctionnement, la passion, le désespoir. Léa Seydoux, lumineuse, d’une beauté incandescente dans les bras de son romancier qui sait si bien l’écouter, alterne moments de pur bonheur (quel sourire craquant), à des moments de tristesse infinie. Car Philip, tout en lui conseillant de divorcer, de quitter son mari qu’elle n’aime plus, ne peut rien lui offrir que ces moments de plaisirs charnels doublés de longues discussions. Un livre aussi, ce roman qui raconte leur relation et qui est parfaitement adapté par un Arnaud Desplechin visiblement grand amateur de l’écrivain.

➤Film d’Arnaud Desplechin avec Denis Podalydès, Léa Seydoux, Anouk Grinberg, Emmanuelle Devos.

Roman - Cali dans son miroir déformant

Etonnant roman que ce Voilà les anges signé Cali. Si ses deux premiers étaient, « 100 % moi, puis seulement 90 % », celui-ci rebat les cartes. Le héros se nomme toujours Bruno, est un peu chanteur, mais « c’est totalement romancé, avec pas mal de choses remaniées ». Bref, on se trouve face à « avatar de Cali », un peu le reflet déformé du chanteur connu. « Dans la première partie du roman, j’ai voulu rendre Bruno totalement détestable, il se déteste lui-même et veut aller au plus bas », explique le chanteur, entre deux séances d’enregistrement, à Saint-Estève. Une réussite éclatante quand il raconte comment, chanteur délaissé pour un plus jeune et surtout plus vendeur, Bruno massacre le patron de sa maison de disques. Il finira en prison, preuve que l’on se trouve dans un roman car, comme le souligne malicieux l’auteur, « je n’ai pas encore fait de prison ».  Il faut absolument recontextualiser ces passages qui, pris au premier degré, pourraient passer pour un testament artistique : « Jétais devenu ce que je redoutais le plus : aigri. Un vieux chanteur aigri. […] Fatigué, méchant, j’étais passé de l’autre côté, du côté obscur de la vie. Celui d’où l’on ne revient que rarement. » La suite du roman met des couleurs sur cette œuvre au noir. 

La maman du Petit Prince

Car Bruno, après la prison, rencontre quelques anges. Une splendide galerie de personnages, de Roberta, la propriétaire octogénaire d’un manège, veuve amoureuse d’un jeune Kevin, à Paula, la femme battue et suicidaire qui redécouvre l’amour dans les bras de Bruno, lui aussi de plus en plus suicidaire. Sans oublier Prince, un gamin qui ne va jamais à l’école. Prince, perdu dans ce Paris qui l’étouffe. Il reste en bas de son immeuble pour surveiller sa maman qui reçoit beaucoup de visites d’hommes dans la journée. Le héros va beaucoup apprécier ce gamin, lui raconter sa fugue à 16 ans, comment il appellerait ses enfants, s’il en avait, ce qu’ils feraient. Et découvrir, finalement, qui est la maman du petit Prince, petit garçon hybride entre le personnage de Saint-Exupéry et le musicien américain. 

Ce texte, envoûtant, parfois cash, souvent romantique, fait une grande place à la poésie de la vie. A l’optimisme aussi, bien que la totalité des protagonistes soient des cabossés de la société, des boiteux qui pourraient ne plus rien attendre de cette chienne d’existence. Un bonheur possible que l’on retrouve en fin de roman, comme un soulagement. Avec cet aveu du héros, totalement transformé, apaisé, comme son double et créateur : « J’écris des chansons. Je le sais maintenant, le héros ce n’est pas le chanteur, c’est la chanson. Peut-être que la postérité reconnaîtra un jour mon talent. En fait, tu sais quoi ? Je m’en balance ! J’écris des chansons pour moi, pour rien. » Il écrit des romans aussi. Pour nous. Et c’est bien.  

« Voilà les anges » de Cali, Albin Michel, 17,90 €. 

De choses et d’autres - Une nouvelle cargaison de mots-valises

Le 27 novembre dernier, à cette même place, je vous parlais du Fictionnaire de Robert Pico, petit ouvrage où il tripatouillait les mots pour les rendre complexes et amusants. François Licciardi, lecteur originaire de Ur, dans la montagne catalane, me signale, par courrier, que ce Fictionnaire n’est pas le premier à paraître. « Yves-Marie Clément et Gérard Gréverand, ont publié, aux éditions Manya, en 1993, Pianissimots, petit dictionnaire des mots-valises. Dans la préface, les deux auteurs rappellent qu’Elsa Triolet reçut, de la part d’Henri Jeanson, le surnom (pas très élégant) d’Aragonzesse après son mariage avec Louis Aragon. »

Parmi leurs trouvailles, sélectionnées par François Licciardi, « Chimpanzer : singe blindé » ou « Matelassitude : ennui conjugal ».

Cette lettre nous apprend, également, qu’un célèbre philosophe, s’est, lui aussi, amusé à détourner la langue française dans sa jeunesse. Alain Finkielkraut, sans doute plus marrant jeune qu’une fois devenu une institution de la pensée française, a publié, en 1979, au Seuil, Ralentir : mots-valises !. Preuve que « jouer au mot-valise séduit à tout âge, aussi bien le vieux Pico que le jeunot Finkielkraut » souligne François Licciardi qui a débusqué, parmi les inventions du philosophe, un très étonnant et peu ragoûtant « Gazpiller : lâcher des vents avec une prodigalité excessive. »

Et preuve que ce petit sport cérébral est contagieux, notre lecteur termine sa missive en proposant un mot de son invention, « contribution quelque peu scabreuse dans la lignée de Robert Pico » tient-il à préciser : « Préservhâtif : pour éjaculateur précoce. »

Chronique parue en dernière page de l’Indépendant le samedi 11 décembre 2021

jeudi 9 décembre 2021

BD - Largo Winch décolle


Habitué des belles nanas, Largo Winch a tendance à s’envoyer en l’air au fil des épisodes de sa saga désormais écrite par Giacometti et toujours dessinée par Francq. Mais cette fois c’est littéralement qu’il décolle, propulsé dans l’espace en compagnie d’un milliardaire des nouvelles technologies, sorte de copie d’Eon Musk qui, en plus, serait marié à un mannequin aussi intelligent que lui et sosie d’Angelina Jolie

Mais avant de franchir la Frontière de la Nuit, Largo va démanteler une mine d’étain qui exploite des enfants et chambouler son organigramme de direction. Si on apprécie le volet aventureux de la série, on a de plus en plus de mal avec le discours éthique du milliardaire. Autant il est envisageable qu’il aille dans l’espace, autant un magnat de la finance ne fermera jamais une mine juste pour préserver des orphelins…  

« Largo Winch » (tome 23), Dupuis, 14,95 €


Encyclopédie - Trois lettres de la nouvelle bible des acteurs et actrices

Les passionnés de cinéma se précipiteront sur ce livre coécrit par Serge Regourd et Alain Stouvenel. Les deux passionnés de cinéma ont rédigé 900 mini-biographies d’acteurs et actrices du cinéma français et de la télévision. Juste le tome 1 d’une anthologie en cours, puisqu’on ne retrouve, dans ces 250 pages, que les trois premières entrées de l’alphabet, de A à C. 

On trouve, à la première lettre, des célébrités comme Isabelle Adjani, mais le parti pris des auteurs de mettre tout le monde à égalité fait qu’une des meilleures comédiennes françaises de tous les temps n’a droit qu’à six lignes, exactement autant que Béatrice Altariba, essentiellement connue pour avoir donné la réplique à Darry Cowl dans « Le triporteur ».  

« L’A. B. C. des acteurs et actrices du cinéma français et de la télévision », Un autre Reg’Art éditions, 19,90 €


De choses et d’autres - Au menu des débats

Les Américains ne sont pas de fins gourmets, mais sont très fiers de leurs recettes. Ainsi, pour la fête de Thanksgiving, c’est une dinde rôtie qui fait l’essentiel du menu. Personne n’ose déroger à la tradition (à part quelques vegans, et encore…). Par contre, pour accompagner la volaille, c’est un peu le bazar.

Voilà pourquoi un site spécialisé sur la politique US a essayé de définir ce qui pourrait remporter la majorité des suffrages des électeurs. Dans un premier temps, un sondage très détaillé a permis de sélectionner les plats préférés, dans chaque état de l’Union. Trois recettes faisaient la course en tête : la purée de pommes de terre, les haricots verts en cocotte et la farce de dinde. Après une savante analyse des alliances possibles avec les autres plats préférés (excepté le Maine, considéré comme extrémiste, puisque votant pour la salade verte), la purée l’emporte, mais de justesse.

Chez nous aussi, le menu de Noël est propice aux disputes. Chapon ou dinde, huîtres ou homard, bûche pâtissière ou glacée : il existe des dizaines de menus et contenter tout le monde se révèle de la mission impossible. Pareil pour les liquides : champagne ou blanquette, rouge ou blanc, apéritif ou digestif ? Les deux, dans ce dernier cas, est souvent la bonne réponse.

En réalité, un repas de fête de fin d’année, en France, c’est la certitude d’éclats de voix durant les agapes, si on aborde la politique et, avant, si on ose remettre en cause le menu décidé par la puissance invitante.

Avec, en plus, cette année, un nouveau risque majeur : la possibilité que tout cela finisse dans un bain de sang, s’il y a du foie gras sur la table et un écologiste parmi les convives.

Chronique parue en dernière page de l’Indépendant le vendredi 10 décembre 2021

mercredi 8 décembre 2021

BD - Ados en alerte dans le tome 2 de "Enemy"


La science-fiction à destination des adolescents part souvent de ce principe : un groupe de jeunes se retrouve isolé loin de la civilisation et doit composer sans les adultes. On n’échappe pas à ce principe dans Enemy écrit par Ange et dessiné par l’Italienne Ornella Savarese


Pour survivre dans un bâtiment fortifié, une vingtaine de jeunes s’est scindée en plusieurs camps. Ils ne sortent jamais comme leur « religion » le préconise. Mais un jour ils découvrent la réalité. Le second tome développe ce concept. En fait ils sont les descendants de Terriens naufragés sur une planète. Deux dangers pour leur communauté : des robots et des aliens. Scission dans le groupe, révélations, combats : la suite est brillante, tant au niveau des rebondissements que du graphisme très élégant. 

« Enemy » (tome 2), Soleil, 15,50 €

Roman fantastique - Portes infinies


Rien de tel qu’un livre foisonnant de mondes pour s’évader d’une réalité peu réjouissante. Vous trouverez votre bonheur dans « Les dix mille portes de January », roman fantastique d’Alix E. Harrow paru dans la toute nouvelle collection Le Rayon Imaginaire. January est une jeune fille élevée par un riche amateur d’art. Un jour, elle découvre une porte qui donne sur un autre monde. 

En parallèle de l’histoire de January (qui va découvrir, petit à petit, différentes portes partout sur terre), on découvre comment une autre petite Américaine est parvenue à rejoindre le monde de Nin et y fonder une famille. Les deux histoires vont d’entremêler et se rejoindre. Loin de la Fantasy violente, ce roman, tout en douceur et persévérance, montre que l’imagination reste la meilleure arme contre les malfaisants de toute sorte.

« Les dix mille portes de January » d’Alix E. Harrow, Le rayon imaginaire, 25 €


De choses et d’autres - Embouteillage de robots

Même si je suis toujours un peu en admiration devant les robots et autres intelligences artificielles, j’avoue que quand ils se montrent moins efficaces que prévu, je ris sous cape. N’est-ce pas, en réalité, la meilleure démonstration qu’ils sont finalement un peu humains. On a beau louer la réussite, il ne faut jamais oublier cet aphorisme de Cioran : « Une seule chose importe : apprendre à perdre ».

Beaucoup estiment que les robots sont appelés à prendre la place des hommes. Pour des tâches simples et répétitives, j’admets que c’est au point. Un peu moins quand il faut faire une action complexe, pourtant à la portée de n’importe quel humain, même sans le moindre diplôme.

La livraison de colis est un vaste chantier en plein renouvellement. Des drones, notamment en Australie, peuvent vous livrer les colis Amazon. Enfin, quand ils ne se font pas attaquer, en plein ciel, par des nuées de corneilles. Hitchcock avait tout compris. Alors, d’autres start-up ont développé des petits robots sur six roues qui peuvent transporter des repas chauds, jusque devant votre porte. Une expérimentation est en cours, depuis quelques mois, à Talinn en Estonie.

Une jolie ville, qui a l’inconvénient, en hiver, d’être parfois recouverte de neige. Résultat, une portion de trottoir recouvert de 15 cm de poudreuse, s’est transformé, le week-end dernier, en patinoire pour une dizaine de ces pauvres petits robots incapables d’avancer quand ça glisse. Un ballet pitoyable, filmé par des passants qui ont partagé les vidéos sur les réseaux sociaux avec force de moqueries.

Preuve que l’empathie robotique n’est pas encore inscrite dans les gènes de l’être humain.

Chronique parue en dernière page de l’Indépendant le jeudi 9 décembre 2021