lundi 1 septembre 2014

Rentrée littéraire : Chair bourreau

« La dévoration » de Nicolas d'Estienne d'Orves mène trois récits en parallèle : l'histoire d'un écrivain, d'une lignée de bourreaux et d'un cannibale japonais.

dévoration, nicolas d'estienne d'orves, albin michel, cannibalePrésenté parfois comme une apologie du cannibalisme, « La dévoration » est un roman beaucoup plus complexe et profond. Certes, une partie est consacrée à Morimoto, un étudiant japonais qui a dévoré sa petite amie néerlandaise à Paris. Nicolas d'Estienne d'Orves s'est ouvertement inspirée d'un fait divers célèbre. Mais ce n'est qu'un petit tiers du roman. L'essentiel, le plus passionnant aussi, est le portrait en creux d'un écrivain qui n'en peut plus de signer chaque année le même best seller. Surement pas par hasard, ce personnage de fiction s'appelle aussi Nicolas. Nicolas Sevin, comme son créateur, aime l'opéra. Après une rupture douloureuse, il s'est imposé un régime draconien pour devenir ce romancier qui vend des milliers d'exemplaires à chaque nouveauté. Le même métier que sa mère. Mais elle fait dans la littérature jeunesse.
Dans ses œuvres, Nicolas Sevin explore les parts sombres de l'âme humaine. Ses héros sont des tueurs, des massacreurs, avides de sang et de meurtres.
Le cocktail fait recette mais son éditrice, Judith, est lasse. Elle pousse Nicolas à changer de dimension. Sans parler d'autofiction, elle lui suggère d'écrire sur lui. Mais n'est-ce pas ce qu'il fait déjà ? Et Nicolas de se demander si les tueurs qu'il met en scène ne sont pas tout simplement son moi profond qui n'ose pas franchir le pas.

Bourreau de père en fils
A côté de ce récit très parisien et bourgeois, Nicolas d'Estienne d'Orves glisse de courts chapitres étalés sur plusieurs siècles sur le fameux bourreau Rogis. A la base, c'est un bon boucher, obligé de changer de métier pour éviter l'échafaud. La chair et le sang, il connaît. Couper, trancher sont des gestes qu'il maîtrise. Voilà comment il se transforme en cet être qui fait froid dans le dos et transmet son savoir et sa charge à sa descendance.
Le roman exerce un sorte de fascination malsaine auprès du lecteur. Entre les expériences sexuelles extrêmes de l'écrivain, l'abnégation de l'homme en noir passant de la hache à la guillotine (comme d'autres de la machine à écrire à l'ordinateur) au cannibale qui parle à la première personne n'épargnant aucun détail macabre, le choc est parfois rude. Mais en fait on entre dans un autre monde quand on pénètre le quotidien de Rogis, Morimoto ou Nicolas. Ce dernier semble parfois véritablement fou et déconnecté de la réalité. « Le monde bouge et je reste immobile; l'univers tourne autour de moi. Je suis le seul point fixe d'une cosmogonie frémissante. J'ai donc tous les droits, comme un dieu. Je tends la main et saisis des bribes du réel. De l'autre côté commence l'univers parallèle, celui où tout est possible, un monde sans limites, sans morale. » Le mot est lâché : la morale. Difficile de lire ces pages sans avoir parfois des haut-le-cœur. Mais il faut bien se dire, et se convaincre, que ce n'est que de la littérature. Et que les pires crimes, les plus horribles perversions et monstrueuses déviances ne comptent pas tant qu'elles restent de simples mots imprimés sur du papier.

« La dévoration », Nicolas d'Estienne d'Orves, Albin Michel, 20 €

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