Avec « Portrait de l'écrivain en animal domestique », Lydie Salvayre raconte comment une intellectuelle peut sombrer face à un homme d'affaires.
Quelle mouche a piqué la narratrice quand elle a accepté d'écrire « la biographie de Jim Tobold, le roi du hamburger » de la marque King Size. Cette femme écrivain, intellectuelle, aux idées progressistes, a pourtant dit oui quand le grand capitaliste lui a demandé de le suivre durant quelques semaines pour décrire sa vie et raconter comment il a façonné cette fortune colossale. Chez les amis de la romancière, les avis étaient partagés : « certains prédisaient que cet engagement signerait ma perte (car se commettre avec un patron vendu au Capital ne pouvait, selon eux, que conduire à la perdition) tandis que d'autres, jugeant ma situation hautement enviable, prédisaient qu'il ferait ma fortune ». Toujours est-il qu'elle a accepté, quitté son petit appartement parisien pour aller vivre dans un immeuble newyorkais d'une centaine de pièces, avec une armée de serviteurs aux ordres.
Les travers d'un être abject
Elle se transforme en petite souris et suit Tobold dans tous ses déplacements, ses rendez-vous, ses conseils d'administrations ou soirées de beuverie. Tobold est le prototype de l'homme qui ne doute jamais. Parti de rien, il se confie facilement sur son enfance à Toulouse, sous la coupe d'une mère qui « me fit longtemps gober qu'elle m'avait conçu sans l'intervention d'aucun homme, mais simplement en entrant en communion spirituelle avec une photo d'Alain Delon. » Aujourd'hui, quand il a une contrariété, pour se calmer, il descend dans son garage et entreprend de compter ses... 365 voitures.
Mais ce n'est pas toujours facile de supporter les avis à l'emporte-pièce de cet homme ne supportant pas la contradiction. Il mène ses entreprises comme des armées, est persuadé d'être infaillible et devient un autre homme dès qu'une négociation s'ouvre : sa drogue, c'est le deal. Plus les jours passent, plus la narratrice découvre les travers de cet être abject, jetant l'argent par les fenêtres, considérant sa femme comme un objet (il l'a rencontrée alors qu'elle était danseuse dans un peep show). Pourtant elle doit continuer a noter, tout noter, pour transformer ces pensées en une nouvelle évangile.
Un grand solitaire
Mais Tobold reste un homme, un être humain. La proximité va petit à petit changer son regard sur le milliardaire. « Il n'y avait pas homme plus détesté sur terre, pensais-je. Il n'y avait pas homme plus seul. Plus effroyablement seul. De là à avoir de la peine pour lui, ça non, jamais, enfin, pas trop, quoique, quoique je finisse par ressentir à son endroit un mélange de pitié, de rancoeur et de fascination. » La petite scribe va-t-elle tomber sous le charme de l'affreux profiteur ? Ce serait beaucoup trop simple et Lydie Salvayre dans ce roman jubilatoire, notamment quand elle décrit avec force détail les excès de son héros mâle ou les atermoiements de son héroïne femelle, pousse la réflexion un peu plus loin. Quelques rebondissements christiques plus tard, ce ne sont plus les mêmes personnages qui vont cohabiter, apprendre à s'apprivoiser. Un double glissement de personnalité qui accompagne cette féroce charge contre la société de consommation dans laquelle nous nous vautrons de jour en jour, trame de ce roman toujours présent dans la dernière sélection du prix Goncourt.
« Portrait de l'artiste en animal domestique », Lydie Salvayre, Seuil, 18 € (au format poche chez Points)
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