lundi 4 janvier 2016

Livre : Petit arbre deviendra grand


Philippe Claudel raconte la mort dans « L'arbre du pays Toraja ». Grande et petite, Celle des proches, la sienne aussi.

philippe Claudel, Toraja, stockLa mort reste souvent abstraite dans la vie des hommes. Jusqu'au jour où un être cher disparaît. Le narrateur, cinéaste, apprend qu'Eugène, son producteur et meilleur ami a un cancer. « Un vilain cancer » lui annonce-t-il rieur au téléphone. Ce roman, d'une finesse et d'une subtilité trop rares dans la production française, bouleverse car on comprend chaque émotion, doute et interrogation du narrateur comme si on était plongé au plus profond de son esprit. Un transfert complet et intégral de notre identité sur celle de cet homme, la cinquantaine, épanoui intellectuellement, encore capable de tomber amoureux malgré le fait que « depuis quelques années la mort m'encercle. Elle cherche à m'enclore. A s'approcher au plus près de moi. Afin de me tâter un peu. » Récit d'un évitement, malgré la collision finale.
L'arbre qui donne son titre au roman est une tradition du peuple Toraja sur l'île indonésienne de Sulawesi. Immense, il sert de tombe aux jeunes enfants. Le corps est placé dans une cavité du tronc. Une fois refermée, l'enfant continue de grandir, mais au rythme de l'arbre. Le narrateur a envie de réaliser un documentaire sur ce pays. De retour à Paris, il contacte son ami et producteur. La maladie va contrarier le projet. Philippe Claudel semble s'être beaucoup inspiré de sa propre vie (celle de cinéaste) pour raconter cette séparation, lente et inéluctable. Il y parle par exemple de sa passion pour le septième art, comment il a basculé dans ce monde qu'il résume superbement par cette formule « Le cinéma est une expérience des ténèbres heureuses. Heureuses car de celles-là on revient. » La mort, encore et toujours.

La perfection de la jeunesse
La vie c'est cette voisine qu'il observe tous les jours. Elle se promène dans son appartement en petite tenue, fenêtres ouvertes, comme si elle était invisible. L'imagination féconde du narrateur lui invente quantité de vies, d'aventures, banales ou extraordinaires. Jusqu'au jour où il la rencontre, au hasard de ses recherches sur les causes du déclenchement de la maladie. Elena est chercheuse et le reçoit dans son minuscule bureau. En une phrase, Philippe Claudel explique le coup de foudre : « Nous étions de part et d'autre de sa table de travail, mince comme un pupitre d'écolier, et nos visages étaient si proches que je pus distinguer dans ses yeux, d'un brun profond, des paillettes rousses qui se dispersaient comme les poussières de reflets colorés qui nous charment quand nous perdons notre regard d'enfant dans les infinis miroirs d'un tube kaléidoscopique. » La mort, l'amour...
Le roman alterne alors les scènes entre la fin de vie d'Eugène et la renaissance auprès d'Elena. Avec cependant une gêne chez le narrateur. La jeune femme a 15 ans de moins que lui. Il est conscient que son corps est vieilli, moins attirant, moins performant. Lui est en admiration devant cette perfection de la jeunesse. Mais avec malgré tout des envies du corps de son ancienne femme, de son âge. « Le corps des jeunes femmes fait songer à des pierres parfaites, polies, sans défaut, scandaleusement intactes. Celui des femmes possède le parfum patiné des jours innombrables où s'amalgament, sensuels, les moments de plaisirs et ceux de l'attente. Il devient le velours assoupi des années. » Des phrases de ce type, belles et signifiantes, il y en a dans chaque page du roman de Philippe Claudel, écrivain d'un réel lumineux dont on est trop peu souvent conscient.
Michel Litout
« L'arbre du pays Toraja », Philippe Claudel, Stock, 18 euros


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